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« Ce n’est pas la pauvreté qui pousse les jeunes Tunisiens à partir au djihad »

Dans la petite ville tunisienne d’Oueslatia, quarante jeunes ont quitté leur pays depuis 2011 pour se battre en Syrie ou en Libye. Aucun n’est revenu.

Par  (Oueslatia, envoyée spéciale)

Publié le 24 octobre 2014 à 16h59, modifié le 19 août 2019 à 14h29

Temps de Lecture 6 min.

Dans la maison de la famille Kaabi, à Oueslatia, une petite ville du centre de la Tunisie, les traits sont tirés, les regards douloureux et la colère à fleur de peau, ce mercredi matin. Bilal Kaabi, l’un des fils de la famille, est mort. Il s’est fait sauter dans une voiture à Benghazi en Libye. Il avait 23 ans. Abasourdie par le chagrin et l’incompréhension, la mère de Bilal semble ailleurs. Du bout des doigts, elle caresse doucement l’enveloppe où se trouvent les diplômes de son fils. Un jeune homme gentil, amateur de football, qui venait de finir ses études en gestion des affaires.

Son fils a quitté la maison un mardi matin, le 16 septembre, expliquant qu’un de ses amis venait de perdre son père et qu’il allait lui rendre visite. Une nuit passe, puis deux, puis trois. « Je suis allée à la mosquée, au café, je l’ai cherché partout », raconte la mère de Bilal. Au 5e jour, il finit par l’appeler. « Tout va bien, lui dit-il, je suis dans un pays islamique. La terre islamique, la terre de Dieu. »

Photo de Bilal Kaadi, mort samedi 18 octobre à Benghazi.

Bilal se trouve en Libye pour faire le djihad. Quatre autres jeunes de Oueslatia, des voisins, des amis, sont partis avec lui : Seif Abdaoui, Achraf Abdaoui, Aymen Kaabi et Walid Abdaoui. Tous ont entre 18 et 24 ans. La plupart ont fait des études, dans des familles qui pratiquent un islam tolérant, où il n’a jamais été question de guerre sainte. Leurs proches racontent le même embrigadement.

« Martyr »

La transformation de Bilal a commencé il y a un an. Il passe alors de plus en plus de temps à la mosquée, la grande mosquée de Oueslatia, tenue par un imam salafiste. Lors de l’Aïd, son frère tente de le questionner, sans succès. Le mois précédant son départ, Bilal se radicalise : il décroche les photos des murs de la maison, éteint le poste de télévision, veut forcer sa sœur de 14 ans à porter le niqab. Jusqu’à son départ mi-septembre et l’annonce de son décès, samedi 18 octobre, à 14 heures. L’aîné de la fratrie reçoit un appel d’un Libyen qui lui apprend que Bilal est mort. Les autres jeunes sur place confirmeront la nouvelle. « Bilal est un martyr, il s’est fait exploser. »

Ici, toutes les familles mettent en cause l’incapacité des autorités à protéger les garçons des réseaux extrémistes. Lorsque Bilal a disparu, la famille Kaabi a porté plainte contre cinq personnes de Oueslatia, dont beaucoup soupçonnent ici qu’elles participent au recrutement des jeunes. Parmi elles, un homme qui se fait appeler « l’émir des croyants », Azzedine Jerjaoui. « Toutes sont ressorties libres, sans être inquiétées »,s’énerve l’un des frères de Bilal.

Najeh Abdaoui est la sœur de Walid, l’un des quatre jeunes partis en même temps que Bilal. Son frère est toujours en Libye, elle lui a parlé la veille au soir. « Il m’a dit qu’il ne rentrerait pas. Qu’il ne rentrerait jamais. » Menue, en jean et gilet gris, la jeune femme de 26 ans a tout essayé pour le dissuader de partir. « Walid n’était pas salafiste mais, quand son frère jumeau, Khaled, est parti, il a eu un choc. Il voulait rejoindre sa “moitié”. Au début, c’était pour le ramener, mais peu à peu certains l’ont convaincu de faire pareil. » Khaled était parti combattre en Syrie en janvier 2013.

Echanges sur Facebook

En juin 2013, Najeh avait réussi à se procurer le mot de passe du profil Facebook de Walid Abdaoui, son frère. Elle y découvre des échanges avec un homme qui essaie de le convaincre d’aller faire le djihad. Il est question de formalités pour son passeport, d’envois d’argent (deux mandats de 2 300 et 1 600 dinars, soit 1 000 et 700 euros). « Il était clair que Walid allait partir. Nous n’avions aucune solution pour l’en empêcher, alors on est allés voir la police », se souvient Najeh. Le père de Walid traîne son fils jusqu’au commissariat, montre aux policiers les conversations sur Facebook. Mais rien ne se passe. Walid part en Libye. « Les médias disent toujours que c’est la pauvreté qui pousse les jeunes à faire cela, mais c’est faux », poursuit Najeh. Son frère était technicien supérieur de santé. Il avait commencé à travailler à l’hôpital de Ben Arous. « Nos familles ne manquent de rien. Chez nous, les huit enfants sont éduqués. » Elle est ingénieure en agronomie.

Combien sont-ils à avoir disparu ainsi ? Entre 2000 et 3000 dans le pays. Les chiffres sont invérifiables, mais les Tunisiens seraient le plus important contingent de djihadistes étrangers en Syrie, en Libye et en Irak. Dans la région de Oueslatia, « une quarantaine sont partis depuis 2011, trois sont morts – deux en Syrie et Bilal en Libye –, aucun n’est revenu », estime Samir Chhaibi, l’un des responsables de la section locale du syndicat UGTT, qui ne cache pas son sentiment d’impuissance. « On fait des communiqués, des réunions, on soutient les familles, mais ce sont les autorités qui peuvent faire quelque chose. Il est clair qu’il y a ici un noyau, bien organisé, qui envoie les jeunes combattre. »

Laxisme

A partir de 2011 et la chute de la dictature de Ben Ali, les salafistes ont pu prospérer dans de nombreux endroits, profitant d’une liberté religieuse retrouvée et du laxisme du gouvernement islamiste d’Ennahda. A Oueslatia, ils ont imposé leur propre imam, à la mosquée Al-Hidaya, la plus grande de la ville. « Tous les parents ont remarqué que les jeunes passent plus de temps à la mosquée que chez eux. Ils leur font subir un lavage de cerveau. Petit à petit, ils effacent les souvenirs, la famille »,racontela sœur de Bilal Kaabi. Les salafistes sont aussi présents dans les écoles : certains sont instituteurs, au contact quotidien des enfants. « Pour un petit, le maître, c’est la vérité. Si on ne fait rien, c’est toute une génération qui va subir ça », prévient la mère de famille.

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Les familles d’ici se sentent bien seules face à ces drames. Les élections législatives de dimanche paraissent lointaines. Les partis politiques se sont concentrés sur leur campagne. Seuls le syndicat et les associations de défense des droits de l’homme sont venus voir les proches. La famille de Bilal a organisé une marche commémorative jusque devant la « mosquée du terrorisme » puis au gouvernorat. « On tiendra bon, jusqu’à la mort, pour savoir qui a fait ça », dit Walid Kaabi, un des grands frères de Bilal, dans un accès de colère. « On n’a pas pu enterrer Bilal. On ne pourra jamais faire notre deuil.

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Houcine et Rebah, les parents de Seif Abdaoui, 19 ans, ont, eux, encore un peu d’espoir. Seif est parti ce jour-là en expliquant qu’il allait à la plage. Après la mort de Bilal, il a appelé ses parents pour leur dire de ne plus l’appeler : « Priez pour moi, on se retrouvera au paradis. » Eux non plus ne comprennent pas. « Quand le frère de Seif, Mohamed, a voulu partir en Libye, pour travailler, en toute légalité, il a été refoulé par les douaniers. Alors pourquoi Seif a-t-il réussi à passer ? », demande Houcine Abdaoui. « On veut juste qu’il revienne. Tant pis s’ils le mettent en prison ici, pourvu qu’on le revoie, vivant. »

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