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Post-vérité : «Les gens vont devoir commencer à traiter les contenus numériques avec plus de scepticisme»

Jusqu'à la fin de l'année, «Libération» interroge un acteur de la société américaine après l'élection présidentielle. Aujourd'hui, Will Davies, professeur agrégé en économie politique à l'université Goldsmiths à Londres.
par Tolly Taylor
publié le 28 décembre 2016 à 16h48

Will Davies (photo DR) est professeur agrégé en économie politique à l’université Goldsmiths, à Londres. Il est notamment l’auteur de L’industrie du bonheur : Comment le gouvernement et les grandes entreprises nous ont vendu le bien-être.

Comment définiriez-vous brièvement le concept de post-vérité ?

Le terme s'est imposé en 2016 [C'est le mot de l'année, selon le dictionnaire britannique d'Oxford ndlr], dans le cadre de divers mouvements populaires, tel que la campagne de Donald Trump ou celle pour le Brexit. Il fait généralement référence à l'idée que les experts et les médias libéraux de masse ne sont pas dignes de confiance et ne sont pas neutres. Dès lors, quand les économistes, les statisticiens, la BBC ou CNN, rapportent un fait, cela doit être considéré avec suspicion, car ils ont leur propre programme. Trump parlait des «médias Clinton», pour faire référence au fait que les médias de la côte Est étaient clairement du côté de la candidate démocrate et que les statistiques sur l'économie américaine ou l'immigration étaient biaisées.

Une fois que vous vous êtes débarrassés des contraintes telles que la preuve d'experts, les témoignages et le fact-checking journalistique, il est possible de commencer à relayer des affirmations, en particulier sur les réseaux sociaux, qui sont fausses. L'exemple le plus connu vient du référendum sur le Brexit, quand ils [les partisans du Brexit] ont inventé le chiffre de 350 millions de livres sterling que la Grande-Bretagne envoyait par semaine à Bruxelles sans qu'elle n'obtienne rien en retour. C'est un chiffre qui a extraordinairement marché pour ceux qui voulaient quitter l'Union européenne, dans l'idée d'en faire une affaire patriotique. Pendant ce temps, le gouvernement et la Banque d'Angleterre martelaient que quitter l'UE mènerait à une récession.

Dans quelle mesure la post-vérité a-t-elle joué un rôle dans l’élection présidentielle américaine ?

On a le sentiment que les sondages sont aujourd'hui confrontés à une sorte de crise. Les gens commencent à se demander si ce n'est pas une pratique en déclin, à cause de leur total échec à prédire le Brexit, bien qu'ils avaient vu juste pour la marge de victoire du vote populaire pour Clinton. Ce qui est intéressant au sujet des analyses de données, c'est que c'est une façon de déterminer qui est le plus susceptible de voter et d'identifier les différents quartiers où il est plus facile d'obtenir les votes. Cela a été utilisé très efficacement par l'équipe de campagne de Trump dans le Midwest. Et cela a contribué au sentiment de post-vérité, car cela détourne l'attention de ce que la majorité de la société veut, au profit d'une concentration sur des intérêts locaux.

Selon vous, les futurs candidats à la présidentielle suivront-ils le modèle de Trump de demi-vérités ou de fausses affirmations ?

Non, je pense que ça serait une lecture pessimiste de la situation. La personnalité de Trump rentre aussi en jeu parce que tout le monde ne peut pas faire comme Trump. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est si effrayant. C'est quelqu'un qui semble n'avoir que faire des conséquences de ce qu'il dit. Cela fait de lui un leader magnétique, qui attire les gens mais qui est aussi très effrayant de bien d'autres façons. Nous devons faire attention à eux car ils reprennent des éléments des mouvements fascistes mais je ne pense pas que Clinton ait perdu parce qu'elle ne disait pas assez de fausses informations. Mais cela pose effectivement un gros problème pour les démocrates qui ont passé des décennies à organiser leurs messages autour des statistiques et des preuves économiques tangibles.

Vous avez écrit sur l’importance de l’analyse des sentiments pendant les élections. Pouvez-vous expliquer ce que cela signifie ? Et en quoi cela sera important à l’avenir ?

La promesse, et nous n'en sommes pas encore là, ce n'est pas simplement de cerner quelqu'un par ses préférences exprimées mais aussi d'avoir une idée de l'intensité de leur enthousiasme ou de leur dégoût envers une personnalité politique. Les sondages sont bons pour déterminer quelle est votre préférence mais ils le sont moins pour déterminer la force de vos convictions. L'analyse des sentiments créé ce potentiel d'exploiter les niveaux d'intensité émotionnelle ressentis pour quelque chose ou quelqu'un.

Vous posez cette question à la fin de votre article dans le New York Times publié en août : Comment faire en sorte que les gens arrêtent de croire aux théories du complot à l’ère de la post-vérité ?

C'est assez effrayant. Je ne dis pas que c'est la fin de la vérité mais les gens vont devoir commencer à traiter les contenus numériques avec, en général, plus de scepticisme. Nous apprenons qu'Internet est un outil plus efficace pour les batailles politiques que pour déterminer la vérité. Cela ne signifie pas que d'autres institutions qui ont été mises en place avec une éthique plus scientifique vont nécessairement disparaître. Nous ne devrions donc pas nous sentir désespérés. Mais Twitter et Facebook n'ont pas vraiment la volonté de résoudre ce problème, alors nous devons faire confiance au bon sens des gens.

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