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Libération
Reportage

Corne de l'Afrique : le khat et le territoire

Très largement consommé en Afrique de l’Est, le khat, une plante euphorisante, est un pilier de l’économie kényane et un enjeu géopolitique pour la région. En témoigne sa récente et éphémère interdiction par la Somalie.
par Bastien Renouil, envoyé spécial à Mogadiscio (Somalie) et à Maua (Kenya)
publié le 29 décembre 2016 à 19h57

Assis sur un petit banc en bois, kalachnikov posée sur les genoux, Abdul, le regard perdu dans le vide en direction de l'océan, plonge machinalement sa main dans un sac en plastique posé à ses côtés. Il en sort des petites feuilles vertes et les porte à sa bouche. Cela fait déjà plusieurs heures qu'il mâche du khat. La tension permanente qui règne dans les rues de Mogadiscio ne semble plus l'affecter, ni même le décor qui l'entoure : des bâtiments en ruines, des hôtels pour la plupart, victimes de plusieurs décennies de crise ayant frappé et mutilé la capitale de la Somalie. «Ça me détend, j'en prends tous les jours», explique Abdul, qui est chargé de surveiller les allées et venues sur la plage en contrebas. «On s'ennuie pas mal ici, ça fait passer le temps.»

Armada d’avions

Classé par l’Organisation mondiale de la santé comme une drogue entraînant une dépendance, inscrit sur les listes des stupéfiants interdits dans de nombreux pays dont la France, le khat est traditionnellement utilisé dans les pays d’Afrique de l’Est. Depuis plus de 500 ans, on en consomme en groupe, un peu comme on partagerait en toute convivialité un thé entre amis. Somalie, Djibouti, Ethiopie, Kenya, Yémen… Plus de 20 millions de personnes dans la région seraient des consommateurs réguliers. La plante aux effets euphorisants similaires à ceux des amphétamines est présente partout, vendue dans tous les marchés.

«Il suffit que je sorte dans la rue pour en trouver», explique Abdul, tout en s'emparant d'une nouvelle feuille qu'il glisse contre sa gencive. Il n'a plus beaucoup de dents, et celles qui lui restent sont d'une teinte marron qui ne laisse guère d'espoir sur leur durée de vie. Il les désigne du doigt : « Si tu veux savoir si quelqu'un prend beaucoup de khat, regarde sa bouche. Nous avons tous le même problème.» Lui en achète un kilo par jour. «Dans la rue juste à côté, il est vendu environ 18 dollars [monnaie couramment utilisée dans le pays]. Mais quand je pars de chez moi le matin, je passe à côté du grand marché.Là-bas, je peux le négocier à 10 dollars !» Une somme énorme dans un pays où le revenu mensuel par habitant ne dépasse pas les 50 dollars. Chez certains consommateurs, le khat passe parfois avant la nourriture.

La Somalie est accro à la plante, qui ne pousse pourtant pas sur son territoire. Chaque matin, une armada d'avions en provenance du Kenya se pose sur la piste de l'aéroport de Mogadiscio. Il faut faire vite : passé quarante-huit heures, le khat fane, perd de son goût et, surtout, ses principes actifs. Des pick-up chargés à ras bord s'élancent dans toutes les directions pour relier les autres villes du pays. «Des fois, ils font tomber un sac tellement ils roulent vite, et ils ne s'arrêtent même pas pour le ramasser», explique Khadar, croisé au bord d'un petit stand dans la rue principale de la capitale somalienne.

Troubles psychologiques

En septembre, le ballet a été stoppé net par les autorités. Sans préavis,la Somalie a interdit l'importation du khat kényan livré par avion. « Ça a été très dur, se souvient Khadar. Ma femme et moi avons dû consommer des feuilles déjà fanées. On avait aussi très faim ! Parce que mâcher du khat coupe l'envie de manger.» Personne ne s'explique ce coup d'arrêt. «Ils ne nous ont pas dit pourquoi ils faisaient ça. Peut-être que c'était pour punir le gouvernement kényan qui renvoie les réfugiés somaliens chez eux», hasarde Khadar. «Ou bien peut-être que c'était pour désengorger l'aéroport», suppose Hassan, qui s'est joint à la conversation. Il aura en tout cas fallu une intervention du président kényan, Uhuru Kenyatta, en marge d'un sommet des chefs d'Etat africains à Mogadiscio, pour que les vols reprennent après plus d'une semaine d'interdiction.

Sur les pistes de l’aéroport Wilson à Nairobi, les avions cloués au sol ont vu leur cargaison de khat pourrir dans les soutes. Les producteurs kényans, très en colère, ont malgré tout continué à acheminer leur récolte vers la capitale dans l’espoir que les vols reprennent. Peine perdue. Tout le comté de Meru, d’où provient 95 % de la production nationale, a été paralysé. A l’ombre du mont Kenya, au centre du pays, le syndicat des planteurs a manifesté son mécontentement envers une décision qui précipitait, selon lui, plus d’un million de personnes vers la ruine. Au Kenya, tout le monde vit au rythme de la plante.

C'est dans la petite ville de Maua et ses environs que débute le chemin du khat. Avant que le soleil ne soit levé, des dizaines de milliers de petites mains s'affairent dans les plantations. Pas un jardin, un flanc de colline ou un bord de route sans un plant. L'arbre, qui peut mesurer près de 20 mètres, est partout. Dans l'exploitation de Jeremiah Kobia, les pousses sont à hauteur d'homme. Une dizaine de personnes taillent les branches à coups de sécateurs et récupèrent les précieuses tiges sur lesquelles poussent les feuilles. Alors qu'il monte dans la voiture pour emporter la récolte au marché, il se lance dans une apologie du khat : «C'est un peu comme du café pour nous ! Ça nous réveille, nous détend. C'est bon pour la santé, ça soigne même les maux de ventre», détaille-t-il, en oubliant de préciser que le khat entraîne de nombreux troubles psychologiques et physiques. La récolte est surtout très bonne pour son portefeuille. Contrairement au champ de thé qu'il possède à quelques kilomètres, le khat rapporte toute l'année. «Tous les matins, je peux gagner l'équivalent de 60 à 100 euros. Il n'y a pas de saison particulière pour la récolte. On ne s'arrête jamais !»

Subventions

Sur les étals du petit marché, les tiges s'entassent en paquets d'un à dix kilogrammes. Il est à peine 7 heures, mais la plupart des vendeurs sont déjà dans un état second. Le mélange de khat et d'alcool ingurgité à la place du petit-déjeuner rend les négociations parfois houleuses. Les gros exportateurs emplissent l'arrière de leurs pick-up pour filer vers Nairobi. Sur la route, ils klaxonnent, font des appels de phares, doublent dans les virages, roulent à contresens. «Ce sont des dangers publics», tempête un des rares passants, osant critiquer la sacro-sainte plante. «Pour eux, le temps, c'est de l'argent. Alors en plus de vendre un poison, ils tuent les gens qui marchent le long des chemins en roulant le plus vite possible.»

Critiquer le khat et ses producteurs ne viendrait pas à l’idée de l’immense majorité des politiciens locaux. Avec un marché de plus de 250 millions de dollars par an, le khat se taille une part importante dans les exportations de produits frais kényans. Alors, quand le khat est attaqué à l’étranger, c’est toute la classe politique qui monte au créneau. Face à l’interdiction somalienne, le président kényan a voulu éviter le drame qui a frappé l’économie locale en 2014, quand le Royaume-Uni - alors deuxième marché du Kenya - a interdit la plante et cessé les importations. Le gouvernement avait alors dû distribuer des subventions à tour de bras pour éviter la ruine de la région. Et l’opposition n’est pas en reste.A chaque élection, ses leaders se rendent dans le comté pour mâcher une ou deux feuilles et témoigner de leur intérêt envers cette base électorale qui n’est traditionnellement acquise à aucun parti.

Un manège électoral qui n'a pas échappé à Jeremiah. Au milieu de son champ, il nous relate toutes les promesses des candidats venus rencontrer les marchands. Chacun y est allé de sa proposition pour aider les producteurs et leur promettre d'empêcher les législateurs somaliens d'interdire pour de bon l'importation. Une feuille coincée entre les dents, Jeremiah, n'est pas inquiet : «Ni les dictateurs ni les terroristes shebab n'ont réussi à l'interdire en Somalie. Ils sont trop accros. Ils ne se passeront jamais de nous.»

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