Interview

Pascal Picq : «Le bipède humain a besoin de marcher et de parler pour penser, pour créer»

La marche est essentielle pour l’homme et pour la femme, dont le cheminement se trouve entravé de tout temps par la domination masculine : kimonos étroits, colliers des femmes girafes, chaussures extravagantes et corsets se sont imposés comme s’il fallait contraindre leur liberté.
par Catherine Calvet et Simon Blin
publié le 28 décembre 2016 à 17h06
(mis à jour le 28 décembre 2016 à 18h05)

Dans son dernier ouvrage,

Premiers Hommes

(2016), le paléoanthropologue Pascal Picq (photo DR) raconte, entre autres, l’avènement de la bipédie chez les premiers hommes. Dans un précédent livre, il racontait les origines de ce qui vient après la bipédie :

la Marche, sauver le nomade qui est en nous

(Autrement, 2015). Selon lui, cette pratique est certes le propre de l’homme, mais n’est pas si évidente. Les femmes n’y ont pas toujours eu accès, et cette activité semble menacée aujourd’hui.

Quels sont les liens entre bipédie et marche ?

Nous disposions déjà d'un large spectre de connaissances issu d'études sur l'importance de la marche. Mais celles-ci concentraient leur attention sur son aspect ontologique, c'est-à-dire la bipédie, en dissociant le cerveau et le reste du corps. D'un côté l'esprit, au plus près du ciel, de l'autre les pieds, qui touchent le sol et que l'on considère comme vulgaires. Habituellement, ce sont les hommes qui s'amusent à «dresser» des animaux, comme au cirque. C'est donc une évidence pour la métaphysique occidentale que la posture que l'homme a adoptée avec la marche est d'essence surnaturelle, divine. Pour déconstruire ce schéma, j'aime citer Cyrano de Bergerac, qui propose une contre- anthropologie, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune (1650 ). Dans ce conte initiatique - une des premières œuvres de la science-fiction -, il s'amuse à railler cette arrogance humaine déambulant sur deux pieds héritée de la Physique d'Aristote. Son récit met en scène les habitants de la Lune, les Séléniens, qui revendiquent leur quadrupédie alors qu'ils ont des corps d'homme.

En fait, la marche a fait le genre Homo depuis plus de deux millions d'années et elle demeure l'activité la plus universelle. La diversité des langues et des cultures s'est construite à pied et, hier comme aujourd'hui, c'est par la marche que les hommes se reconnaissent. C'est par des marches à travers le monde que se conquièrent et se défendent les libertés. La marche ouvre à la fois le chemin et l'esprit, elle est la source de l'empathie envers les paysages, la nature et les autres. Les premiers grands parcs naturels d'Amérique du Nord doivent leur existence à John Muir, écrivain américain et grand marcheur, à l'origine de la prise de conscience écologique dans son pays.

Vous dites que depuis plusieurs millénaires nous nous sommes engagés sur le chemin de la «mal-évolution». Ce livre est-il un avertissement ?

Depuis 7 000 à 8 000 ans, on invente des postures antinaturelles découlant du travail et de la sédentarité. Cette ère de la «mal-évolution» commence dès l’apparition des villages et des cités. A partir de là, nous allons dépendre d’une gamme de nourriture de moins en moins large. De chasseurs-collecteurs, nous devenons agriculteurs, et nous n’ingérons plus que ce que nous produisons nous-mêmes.

Aujourd’hui, nous sommes dans une nouvelle phase de l’évolution. Depuis les années 2000, les sociétés organisent leurs activités autour des nouvelles technologies, notre dépendance au smartphone étant l’exemple le plus patent. Nous vivons dans un monde où le service et la délégation sont omniprésents, si bien que l’on pourrait croire qu’une partie des évolutions technologiques vise à l’élimination de l’effort, et donc de la marche. C’est même devenu une revendication et un mode de vie assumé dans certaines associations américaines. Des personnes parfaitement bipèdes, mais de moins en moins valides, vont jusqu’à refuser la position debout et préfèrent se déplacer en fauteuil roulant.

Frédéric Gros rappelle un texte de Platon dans lequel il considère l'exercice de la pensée comme un hodos, un «chemin». Il insiste sur un principe de non-délégation : «Personne ne peut marcher ni penser à notre place.» Cette découverte récente est essentielle car elle marque la prise de conscience de l'importance, non pas de la bipédie, mais de la marche et de son rôle édificateur de l'humanité.

Ce point de basculement est-il seulement technologique ?

L'histoire de l'humanité connaît, en même temps, un autre tournant décisif : depuis 2007, plus de la moitié de la population mondiale est urbaine. Après un demi-siècle qui a contribué comme jamais à l'augmentation de notre espérance de vie, ce progrès semble maintenant impacté par la sédentarité, l'obésité, les pollutions, devenues la première cause de mortalité dans le monde, la mauvaise alimentation. Les Homo sapiens n'ont jamais été aussi nombreux sur la Terre, mais ils n'ont jamais si peu marché. La réplique écrite par Michel Audiard pour le film de Denys de La Patellière, Un taxi pour Tobrouk (1961), est, à ce propos, très éclairante : «L'homme de Néandertal est train de nous le mettre dans l'os. Deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche.»

En quoi la survie de notre espèce dépend-elle de la marche ?

Le bipède humain a besoin de marcher et de parler pour penser, pour créer. Des études récentes menées à l'université Stanford montrent que les personnes qui marchent ont une créativité supérieure de 60 % à celles et ceux qui restent assis. Ce qui importe, c'est de déambuler, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur, sur un tapis roulant, dans les rues ou par les chemins. D'après leurs résultats, la marche est propice à faire émerger de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouvelles associations, de nouvelles hypothèses. Ainsi, Rimbaud avalait des distances de plusieurs centaines de kilomètres entre la Lorraine, la Belgique et Paris. Vladimir Nabokov suggérait aux enseignants d'inviter leurs étudiants à suivre sur une carte les parcours dans Dublin du protagoniste du roman Ulysse de James Joyce ou de Mrs Dalloway de Virginia Woolf dans Londres. Le langage et la marche procèdent selon les mêmes chemins analogiques de la pensée et du sens, que ce soit pas à pas ou son après son. Un pas ou un son isolé ne portent aucune signification, au mieux un signal. C'est leur alignement - un parcours accompli ou une phrase énoncée - qui fait sens. Marche et langage accompagnent le genre Homo depuis ses origines.

Vous citez Virginia Woolf. Quel est le rapport de la femme à la marche ?

Les racines du mal qui entrave la marche des femmes ne se dissimulent pas dans leur anatomie, leur physiologie, leurs jambes ou encore pendant la grossesse. Elles sont profondément ancrées dans les lourds méandres de toutes les idéologies de la domination masculine. Celle-ci commence dès Lucy et les australopithèques… quand les femelles (au sens éthologique) sont obligées de consacrer plus de temps à leur progéniture tandis que les mâles se préoccupent de chercher la nourriture. Ce moment est crucial, c'est un coup d'Etat sociologique. On voit ici que la domination masculine n'est pas génétique. Les mâles ont réussi un coup de force qui perdure et que l'on justifie encore aujourd'hui. Cette question n'est pas assez abordée en philosophie, ni même en paléoanthropologie. Les deux seuls ouvrages consacrés aux origines de la marche tout en s'inquiétant des fondements possibles des différences sexuelles sont ceux de l'essayiste américaine Rebecca Solnit, l'Art de marcher, et de Christopher McDougall, Born to Run.

Dans toute la littérature consultée, j'ai rencontré peu de femmes, même si l'un des livres les plus intéressants, si ce n'est le plus intéressant, l'Art de marcher, est l'œuvre de l'une d'entre elles.

Qui sont ces femmes qui marchent ?

La liste est courte et on peut les citer : Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, George Sand, Alexandra David-Néel, Colette pour les plus célèbres, non pas pour leur goût de la marche, mais pour leurs œuvres littéraires. On imagine sans peine leurs difficultés à emprunter les chemins créés parmi les sociétés des hommes. Rebecca Solnit rappelle que les associations ou sociétés anglaises de marcheurs étaient exclusivement masculines alors que le Sierra Club de Californie était d’emblée ouvert aux femmes. Et ce n’est certainement pas parce que les femmes seraient moins aptes à la marche. Elles font au moins aussi bien que les hommes dans les ultramarathons.

Les raisons de l’absence des femmes sur les chemins sont donc essentiellement politiques et sociologiques ?

Pour Hobbes, l'«homme est un loup pour l'homme». On pourrait ajouter que «l'homme est un loup pour la femme». Quand George Sand s'habillait en homme, ce n'était pas tant par provocation que pour s'assurer de pouvoir marcher librement. Simone de Beauvoir rappelle également combien de fois on lui conseillait de ne pas s'aventurer seule sur les chemins. Rebecca Solnit évoque toutes ces femmes qui ne peuvent marcher autrement qu'avec des habits d'homme ou en leur compagnie. Et de constater : «A l'instar de la grande majorité des femmes, j'ai rencontré trop de prédateurs pour ne pas avoir appris à penser comme une proie…» Il est effrayant de réaliser combien les sociétés humaines et ses individus mâles oppressent les femmes, ce qui passe par toutes les entraves faites à leurs possibilités de marcher. Dans un chapitre terrifiant intitulé «La nuit. Scènes de la vie nocturne», Rebecca Solnit nous entraîne parmi tous les sévices faits aux femmes dans les villes, des premières cités assyriennes à nos cités modernes. Jusqu'au milieu du XXe siècle, en dehors de certaines heures et de certains lieux, les femmes marchant dans la rue étaient immédiatement appréhendées, accusées de racolage et soumises à des examens intimes humiliants, pouvant se terminer en viols «chirurgicaux». La femme qui marchait dans la ville était forcément une prostituée ; il suffit de penser aux variations de sens entre le féminin et le masculin de «péripatéticien».

Est-ce que cela a évolué au XXIe siècle ?

Si la société et ses «brigades des mœurs» ne sont plus aussi répressives, les femmes savent à quel point il reste dangereux de se promener seule. Dans les questions qui touchent à l'égalité des femmes et des hommes, il est rare que celle de la liberté de marcher en ville ou dans les campagnes soit évoquée ; c'est pourtant bien la plus fondamentale ! La société change, mais les promesses faites aux femmes sont rarement tenues. On pourrait même dire que c'est au travers de la question de la marche que se mesure l'ampleur des entraves séculaires qui s'imposent à elles : les pieds bandés des petites Chinoises, les kimonos étroits et les petits pas des geishas, l'obligation de prendre de l'embonpoint, les colliers des femmes girafes, les lourds anneaux aux chevilles, les crinolines, les chaussures et les coiffures extravagantes… les corsets ! Comme s'il fallait empêcher, contraindre la liberté de la marche, de la démarche des femmes extrêmement troublante. Je pense à celle superbement filmée de l'actrice Pam Grier dans la scène d'ouverture de Jackie Brown de Quentin Tarantino. Elle est troublante, mais surtout puissante et triomphante.

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