Interview

«Davantage que la peur, c’est le désespoir qui domine en Turquie»

Jean-François Pérouse, géographe, estime que la lutte contre l'organisation jihadiste est désormais la priorité d'Ankara. Même si la confrérie guléniste et les mouvements kurdes continuent d’obséder Erdogan.
par Célian Macé
publié le 1er janvier 2017 à 17h50
(mis à jour le 1er janvier 2017 à 17h53)

Pour le géographe Jean-François Pérouse, installé à Istanbul depuis dix-sept ans – il y dirige l'Institut français d'études anatoliennes –, la situation sécuritaire a «échappé au contrôle» du président turc, Recep Tayyip ­Erdogan.

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La Turquie a été frappée par 19 attentats en 2016, dont quatre attribués à l’Etat islamique (EI). Les choix du pouvoir turc ont-ils contribué à aspirer le pays dans cette spirale de la violence ?

Sans doute en partie, mais la dynamique la plus importante est la situation internationale. C’est l’évolution du conflit syrien qui a le plus d’influence. La Turquie a 800 kilomètres de frontière avec la Syrie, un pays déchiré par la guerre. La proximité géographique rend le débordement de la violence inévitable. Il faut relativiser le pouvoir et la marge de manœuvre d’Erdogan. Il parle beaucoup – certainement trop d’ailleurs – pour faire croire qu’il contrôle la situation, mais elle lui échappe largement. La Turquie est située sur les axes de circulation des jihadistes qui combattent en Syrie, les infiltrations sont relativement faciles. Les sanctuaires du terrorisme international sont  à proximité immédiate de la Turquie.

Les affrontements durs entre l’armée turque et l’EI, ces dernières semaines, pourraient-ils expliquer l’attentat du nouvel an ?

L’intervention turque en Syrie, cet été, a changé la donne. L’opération «Bouclier de l’Euphrate» implique que les militaires se battent directement contre les jihadistes. Ankara est désormais entré en guerre ouverte avec l’EI. Il ne s’agit plus d’une lutte par groupes interposés. A Al-Bab, ces jours-ci, il y a des bombardements très violents. Les communiqués de l’armée annoncent que plus d’une centaine de jihadistes ont été tués. Les forces turques ont aussi essuyé des pertes : 16 soldats au moins sont morts dans la bataille. L’Etat islamique est clairement devenu la priorité d’Ankara. Il n’y a plus de doute, en dépit de ce que certains avaient pu penser à une époque, sur la volonté de la Turquie.

Pourtant, l’intervention turque de cet été en Syrie avait aussi pour objectif d’empêcher la constitution d’une unité territoriale kurde dans le nord du pays, un cauchemar pour Ankara…

Cet objectif est bien sûr présent dans l'esprit d'Erdogan. Mais c'est plutôt une visée de long terme. A court terme, l'ennemi numéro 1, c'est l'EI. Et les YPG [la composante armée du PYD, branche syrienne du mouvement armé kurde du PKK, ndlr] ne s'en prennent pas directement à l'armée turque en Syrie.

Les attentats à la bombe attribués au mouvement armé kurde ont fait 60 morts (majoritairemensurtout des policiers et des militaires) rien qu’en décembre, à Istanbul et Kayseri. La Turquie peut-elle mener plusieurs «guerres» de front ?

C'est en effet difficile. Avant tout, il faut rappeler que le PKK a, de son côté, a commis plusieurs erreurs stratégiques majeures. D'abord à l'été 2015, quand le mouvement kurde, fort de sa victoire à Kobané, en Syrie, a choisi d'étendre sa guerre dans les villes turques. Ce choix de l'affrontement sur le sol turc, alors que l'AKP [le parti musulman conservateur d'Erdogan] avait initié, depuis quelques années, une politique d'ouverture à l'égard des Kurdes, a été désastreux. Les villes ont été reprises par l'armée, au prix, parfois, de leur destruction quasi-totale. La seconde opportunité manquée a été le lendemain du putsch raté, à l'été 2016. Une partie des généraux putschistes qui ont été emprisonnés étaient responsables de la sale guerre menée contre les Kurdes dans le Sud-Est. Le PKK aurait pu en profiter pour tenter de calmer le jeu. Une paix des braves aurait pu s'instaurer. Au contraire, il a choisi de continuer l'affrontement, pensant que l'armée était affaiblie par la purge menée par Erdogan.

Les arrestations visant les auteurs présumés, ou leurs complices, du coup d’Etat manqué ont-elles déstabilisé les services de sécurité et de surveillance ?

C'est une hypothèse valable. La chasse aux gulénistes [disciples de l'imam en exil Fetullah Gülen, accusé d'être à l'origine du coup d'Etat par Ankara] a été particulièrement violente dans la police et le renseignement. Des gens compétents ont été mis de côté. Et la purge a été si brutale qu'il y a eu une rupture dans la gestion de certains dossiers. Ce manque de continuité a pu porter préjudice à la surveillance des réseaux terroristes.

Fetullah Gülen, le PKK, l’Etat islamique… Comment Erdogan s’attaque-t-il à cette équation à trois inconnues ?

C’est une partie du problème. Depuis le coup d’Etat manqué, qui l’a traumatisé, le Président ne semble plus à même de produire des analyses nuancées, de hiérarchiser les menaces. Tous les registres se confondent. Le pouvoir criminalise ses opposants – les hommes politiques, les journalistes, les universitaires – au même titre que les ennemis ­armés. Ce nivellement rend son ­action difficilement lisible et peu efficace.

Ces attentats à répétition ont-ils changé la société turque ?

Davantage que la peur, c’est le désespoir qui domine en Turquie. Ceux qui ont cru à la libéralisation des années 2000, les jeunes, les diplômés, les Turcs qui voulaient innover, qui croyaient au rapprochement avec l’Europe, sont effondrés. La société turque est durablement divisée. La résistance au coup d’Etat, cet été, aurait pu insuffler un esprit d’union nationale, une sorte de refondation du pacte républicain, mais Erdogan a laissé passer cette chance. A court terme, le pays me semble irréconciliable.

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