Interview

Gérald Tenenbaum : «L’invention du zéro est un pas de géant dans l’histoire de la pensée humaine»

Redémarrer une année, c’est remettre le compteur à zéro, mais ce nombre entier, qui va s’imposer au douzième coup de minuit pour disparaître aussitôt existe-t-il vraiment ? D’où vient-il ?
par Philippe Douroux
publié le 30 décembre 2016 à 18h36

A minuit, il sera zéro heure, zéro minute et zéro seconde, un temps très court, insaisissable, où le compteur permet de relancer le comptage, une seconde, une minute… Un moment idéal pour se pencher sur ce zéro. Nous avons demandé à Gérald Tenenbaum, professeur de mathématiques à l’Institut Elie-Cartan de Lorraine, spécialiste de la théorie des nombres, de nous faire partager sa fascination pour le ou les «0» qui représentent l’inexistence, le début de tout alors que s’achève le compte à rebours pour 2017.

Le zéro, c’est nul ?

Comme il y a des infinis, il y a des zéros. Le plus simple d'entre eux, le zéro comme absence de quantité, est loin d'être une évidence. C'est la présence qui est évidente. Dire «il y a une pierre sur le chemin» est à la portée de n'importe quel singe doué de parole. Mais énoncer qu'il n'y en a pas suppose l'élaboration de l'idée de pierre, l'évocation de la possibilité de sa présence, et, enfin, la constatation que cette possibilité n'est pas réalisée.

Le zéro, ce zéro-là, va encore plus loin : débarrassant la pensée de toute précision contingente, il ne retient de la pierre que son nombre, il en extrait le concept même de l’absence. Zéro est la qualité commune à tous les objets qui ne se trouvent pas sur le chemin. De l’absence à la nullité, il n’y a qu’un pas. C’est celui que l’on franchit lorsque l’on réduit le zéro à une graduation. Le zéro devient alors le barreau le plus bas d’une échelle qui en contient une infinité. Ce zéro-là, le zéro plancher, est moins intéressant. Il émarge seulement au désir, féroce à notre époque matérialiste, de classer les objets, les marchandises, les performances, les valeurs, les êtres humains.

Notre monde est soumis à la pensée linéaire, une idéologie funeste selon laquelle tout peut être comparé à tout, et cette comparaison peut être exprimée par un chiffre, et donc par un classement. La sagesse populaire nous dit pourtant que comparaison n’est pas raison.

Dans la vie réelle, classer les hommes est toujours le début d’une aventure funeste. Lorsque l’on pose deux points sur une ligne, il est évident de savoir lequel est le plus avancé (pour peu que l’on ait défini le sens du progrès), mais dès que l’on est dans le plan, il peut se produire que la longueur de l’un soit plus grande que celle de l’autre alors que les largeurs sont rangées en sens inverse. Lequel des deux est alors le plus avancé ? Dans la vie, il n’y a pas «deux» mais une infinité de dimensions, autant que notre cerveau peut imaginer de critères. Tout ramener à une échelle linéaire, c’est souscrire à une pensée réductrice, c’est abandonner en rase campagne toute ambition intellectuelle.

D’où vient ce zéro ? Qui l’invente ?

Le zéro, celui du symbole de l'absence, est issu d'une élaboration extrêmement délicate et conduit à une définition mathématique féconde. Cependant, il y a un autre zéro encore plus performant, bien qu'évidemment lié au précédent, c'est le zéro de la numération de position, celui qui est à la fois chiffre et nombre, et qui permet les calculs. Ce sont les Babyloniens, au IIIe siècle avant notre ère, qui inventent un système de représentation des nombres et de calcul en fonction de la position. Ainsi, 139 signifie, en trois caractères, «1» centaine, «3» dizaines et «9» unités. Il fallait y penser. Pour coder une centaine et 9 unités, on doit donc écrire «1 9», avec un espace entre les deux chiffres. Mais le risque de confondre avec «19» est immense. Les scribes ont alors recours à un symbole de séparation, qui prend la forme d'un double clou penché, une sorte de chevron, pour exprimer qu'il n'y a pas de dizaine. En langage moderne, on obtient «109», il y a du sang neuf dans cette idée. Après une percée chez les Mayas, qui symbolisent le zéro de diverses façons, notamment avec des formes de coquillages, c'est en Inde, au Ve siècle, que le zéro acquiert son statut final, il n'est plus le simple signe d'une absence mais devient un nombre à part entière. Cette avancée intellectuelle ne peut être comprise indépendamment de la philosophie religieuse hindoue qui intègre en les opposant le vide, comme manque, et l'infini, comme plein, une représentation de l'univers. Alors que l'islam s'étend dans le monde arabe, les musulmans rejettent le vide et l'infini mais empruntent le zéro aux Indiens, lui donnant le nom de «sifr», ancêtre de notre chiffre. Juste retour des choses, c'est précisément ce zéro chiffre de position et nombre entier de plein droit qui, judicieusement introduit dans un système de numération, permet de désigner une infinité de nombres avec un nombre fini de chiffres. Nous rencontrons ainsi, sous une forme un peu inattendue, une première occurrence de la dualité entre le zéro et l'infini.

La fascination vient du zéro ou de l’infini ?

A l’origine, c’est l’infini qui fascine. Tous les enfants qui apprennent à compter ont ce sourire à l’infini précisément, en découvrant, d’une manière ou d’une autre, mais souvent par eux-mêmes, emportés dans le cycle énumératif, que les nombres ne s’arrêtent jamais. Face à l’infini, le zéro fait piètre figure. C’est le plus petit des nombres entiers, incapable, par addition, de produire autre chose qu’une tautologie, zéro plus zéro, c’est la tête à Toto, et impuissant, par multiplication, à déboucher ailleurs que sur un consternant narcissisme : multiplier par zéro donne toujours zéro.

Pourtant, si la classification des infinis, notamment grâce aux travaux de Cantor (1), a présidé à la naissance de la théorie des ensembles moderne et a fondé les bases de l’arithmétique, c’est bien l’invention du zéro, presque comme celle de la roue, qui est considérée comme un pas de géant dans l’histoire des mathématiques et de la pensée humaine.

Le zéro de la culture existe ?

Arthur Koestler a publié le Zéro et l'Infini en 1940. Ici, le zéro symbolise la place accordée par le régime soviétique à l'individu, alors que l'infini renvoie à l'importance que lui attribuent les humanistes. Le titre original, Darkness at Noon, qu'on pourrait traduire par «obscurité en plein midi», véhicule une autre idée s'appliquant à l'ordre social incriminé : tout y est à l'envers, contre-nature, faux. Mais le titre français, une fois n'est pas coutume, est plus profond. Par ce raccourci saisissant, Koestler nous invite non seulement à un passage à la limite, mais aussi à une réflexion sur la dualité : le zéro et l'infini n'existent que l'un par rapport à l'autre, un régime n'est condamnable qu'en fonction de ce dont il nous prive, c'est dans le mouvement entre ces extrémités abstraites que se situe notre champ d'action, c'est dans la dynamique que s'exerce notre liberté… Les concepts mathématiques au service de la philosophie !

Une autre œuvre, dans un tout autre genre, possède une place privilégiée dans l'illustration de cette problématique du zéro et de l'infini. Il s'agit du film de Jack Arnold L'homme qui rétrécit (1957). L'histoire, tirée d'un roman de science-fiction de Richard Matheson, se résume en une phrase : à la suite d'une contamination radioactive, un homme voit son propre corps diminuer de volume dans un processus sans fin. Nous voilà bien au cœur du sujet : il rétrécit infiniment, il tend infiniment vers zéro, alors que le temps s'écoule… à l'infini. Tout y est, la dynamique, la dualité et, bien sûr, la limite. C'est là que la subjectivité peut enfin prendre sa revanche sur le rationnel : un dernier soliloque apocalyptique fait basculer le héros dans un univers mental où se rejoignent les deux infinis pascaliens, l'infiniment grand et petit. Sur un plan de ciel étoilé sans fond, alors qu'il est réduit à une dimension atomique, il se réfugie au bord d'une infranchissable frontière de la Nature, dans un no man's land spirituel dont toute notion de taille a disparu, et il s'écrie : «Pour Dieu, il n'y a pas de zéro !»

En mathématiques comment passe-t-on du zéro à l’infini ?

Le zéro algébrique, qui indique un équilibre entre deux quantités (dire que a + b = 0 signifie que a = - b), n'entre pas en résonance avec l'infini algébrique de la cardinalité (autrement dit la possibilité d'ensembles de taille infinie) : les ensembles sont munis de lois, ces lois permettent de conjuguer leurs éléments, mais l'existence d'un élément qu'on appelle neutre, parce que son action est nulle (ajouter 0 ne modifie pas le résultat), ne présume pas de la taille de l'ensemble sur lequel cette loi opère. La partie des mathématiques que l'on nomme analyse, et dont l'objet n'est pas de connaître exactement mais d'approcher, possède une tout autre conception du zéro. On ne dissèque pas, on ne prend même plus de photographie, on décrit le mouvement : il ne s'agit plus de caractériser une quantité nulle mais d'expliquer comment cette quantité diminue peu à peu pour tendre vers 0. Le zéro est devenu un horizon, une limite. Le zéro-limite du presque rien et de l'à-peu-près, est le pain quotidien de l'analyste. Et la dualité avec l'infini apparaît éclatante : si x tend vers 0, alors l'inverse de x tend vers l'infini ! Pour l'analyste, le zéro et l'infini sont une seule et même chose. Peut-être influencée par le développement des nouvelles technologies et par la puissance de calcul qu'elles fournissent, l'évolution moderne de certaines branches des mathématiques est marquée par un prégnant souci d'effectivité. Si le zéro et l'infini sont des concepts duaux et limites, les chercheurs sont moins préoccupés par l'information qualitative sous-tendue que par la description quantitative impliquée. Les quantités définies par les mathématiciens ne sont plus simplement nulles ou infinies, elles sont petites ou grandes : l'enjeu consiste à savoir comment et combien. Ces zéros et infinis approchés véhiculent souvent un souci de définition rigoureuse d'une notion intuitive : telle droite est tangente à telle courbe, telle courbe est plus courbée que telle autre, tel domaine du plan a une surface qui vaut exactement π, un nombre premier sur deux donne le reste 5 dans la division par 6, etc. Autant de concepts obtenus par un passage à la limite, quelque chose qui tend vers 0 lorsqu'un certain paramètre tend vers l'infini, et qui correspondent à une idée naturelle, pour laquelle le bon sens commun ne demanderait aucune définition : qui n'est pas prêt à admettre qu'un nombre entier sur deux est pair, alors que cette assertion demande une élaboration complexe liée à l'infinitude de l'ensemble des nombres entiers ? De là à imaginer que notre compréhension intuitive du zéro et de l'infini est plus subtile qu'on ne l'imagine d'ordinaire, il n'y a qu'un pas, que je franchis volontiers.

Le zéro absolu existe ?

Oui, - 273,15 °C, c’est la température théorique (une limite, impossible à atteindre) où la matière se trouve dans un état d’énergie minimal, où le mouvement des atomes est aboli.

(1) Georg Cantor (1845-1918), mathématicien allemand, est le créateur de la théorie des ensembles.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus