Cyberguerre froide : attention au brouillard

Par Olivier Tesquet

Publié le 02 janvier 2017 à 10h17

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h30

1982 : l’écrivain américain William Gibson cherche un véhicule pour y installer ses inquiétants récits de science-fiction. Les vaisseaux spatiaux de son enfance ? Dépassés. Ce sera le “cyberespace”, un terme qu’il forge lui-même, au moment où les ordinateurs balbutient dans les foyers, tandis que des gamins font des salles d'arcade leur résidence secondaire. En s’accouplant avec les machines, cette deuxième réalité offre ce que Gibson décrira plus tard comme “un sentiment de pouvoir dans sa vie quotidienne”, un moyen d’agréger bits et obsessions. Un accélérateur, un multiplicateur.

2017 : Dans le cyberespace, plus un jour ne s’écoule sans qu’on évoque les nébuleuses escarmouches de la cyberguerre et leurs champs de bataille immaculés. Du piratage du Parti démocrate américain à celui de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), du hacking du Bundestag à celui de TV5 Monde, le scénario se répète jusqu’à la nausée, comme une partie de Pong qui ne finirait jamais : les regards suspicieux se tournent invariablement vers la Russie. Le personnel politique est inquiet ; les consultants, excités ; les journalistes, décontenancés ; les uniformes, repassés.

Pour la première fois, les autorités américaines vont jusqu'à hausser publiquement le ton. James R. Clapper, l'austère directeur du renseignement national, puis Barack Obama, accusent le Kremlin d'avoir "commandité le récent piratage d’emails de citoyens et d’institutions américaines, y compris des organisations politiques", pour "interférer avec le processus électoral américain". En guise de représailles, le président américain sortant vient même d'expulser 35 diplomates russes et leurs familles. Un aller simple pour Moscou sur Rossiya Airlines. Pour un peu, on se croirait en 1983, en pleine affaire Farewell, quand François Miterrand expulsait des dizaines de diplomates soviétiques.

Depuis quelques années déjà, les groupes de hackers russes proches du pouvoir agitent le landerneau de la sécurité informatique. Mais désormais, Fancy Bear et Cozy Bear ont mis leurs grosses pattes sur les opinions publiques, aux Etats-Unis ou en Europe. Le premier, le plus agressif, également connu sous le nom d'APT28, serait lié au GRU, le renseignement militaire. Le second (APT29) émanerait lui du FSB, le successeur du puissant KGB. Ce duo d'ursidés irrite au plus haut point les autorités américaines, qui n'hésitent plus à filer la métaphore : le FBI et le Département de la sécurité intérieure viennent de publier un rapport (PDF) détaillant l'opération "Grizzly Steppe", nom de code donné à la vaste entreprise de déstabilisation de Vladimir Poutine.

Mais parfois, le réflexe pavlovien l'est un peu trop : à la veille de la nouvelle année, le Washington Post affirme que des pirates russes ont réussi à pénétrer le système informatique d'une centrale électrique du Vermont, faisant peser un risque de blackout. Panique. En quelques heures, Patrick Leahy, le sénateur démocrate de l'Etat, monte au créneau et publie un communiqué pour condamner cette tentative d'intrusion venue de l'Oural. Et puis, alors qu'on frôlait la crise de tachycardie, la baudruche se dégonfle : le WaPo se rétracte dans un court rectificatif, expliquant qu'il n'y a à ce stade aucune preuve de l'implication russe. Surtout, l'ordinateur infecté par un malware bégnin n'était même pas connecté au réseau de la centrale. Patatras.

Dans un monde où l'attribution d'une attaque informatique est un casse-tête perpétuel, ces accusations automatiques entretiennent un épais brouillard de guerre au lieu de le dissiper. Pour le journaliste Glenn Greenwald, ce phénomène "est exacerbé par les réseaux sociaux dans des proportions qu'on peine encore à mesurer [...] A cause de l'intensité des émotions liées à la défaite de Clinton, l'écho qu'on trouve en publiant des informations non vérifiées sur Trump et Poutine est immense et immédiat". Sur les écrans de contrôle des sites d'info, les hackers russes ont remplacé les vidéos d'animaux mignons : ce sont les nouveaux avatars de la viralité.

Et c'est ici que les choses se gâtent. Dans le monde occidental, pouvoirs politiques et états-majors militaires voient Internet comme un territoire à conquérir, un espace à coloniser : les Etats-Unis possèdent leur Cyber Command ; la France veut le sien. Un tel distinguo entre le monde réel et ses ramifications numériques n'existe pas sur les terres de Poutine. Dans un ouvrage collectif récemment paru à la Documentation française, le chercheur Kevin Limonier l'explique parfaitement :

"Les conceptions occidentale et russe de sécurité du cyberespace diffèrent sensiblement. A Moscou, on préfère parler d'espace informationnel [...] Cette divergence de terminologie n'est pas simplement rhétorique : elle marque des visions radicalement différentes du monde numérique. En effet, la notion d'espace informationnel (informatsionnoe transtvo) désigne une réalité bien plus vaste que celle de cyberespace : elle englobe les réseaux numériques, mais aussi tous les supports et moyens de diffusion de l'information (presse écrite, télévision, radio...). Contrairement à la position américaine, la pensée stratégique russe ne reconnaît pas l'existence propre d'un cyberespace distinct qui nécessiterait l'adoption de règles de gouvernance et la reconnaissance de modes d'action spécifiques. Dans son acception russe, le cyberespace n'est pas un champ d'action en soi, mais le prolongement des divers moyens d'action politiques, économiques ou militaires de l'Etat ; c'est une simple caisse de résonance. Dans ce contexte, les cyberattaques contre l'Estonie, la Géorgie puis l'Ukraine (en 2007, 2009 et 2014, NDLR) sont liées à une logique d'action qui dépasse les seuls réseaux informatiques."
Boîtes noires, le blog d'Olivier Tesquet
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