Éditorial

La victoire des «démocratures»

C'est l’angoissante tendance géopolitique de 2016 : le recul spectaculaire des démocraties sur la scène mondiale.
par Laurent Joffrin, Directeur de la rédaction @Laurent_Joffrin
publié le 2 janvier 2017 à 19h06

Même s’il s’agit d’un accord de cessez-le-feu, le symbole est terrible. En Syrie, pour la première fois depuis longtemps, une crise grave trouve un début de résolution sans que ni l’ONU ni les grandes démocraties ne soient associées en quoi que ce soit à la négociation. Un dictateur, Bachar al-Assad, et deux demi-dictateurs, Poutine et Erdogan, ont trouvé entre eux l’arrangement propre à faire taire les armes, alors que les Occidentaux ont régulièrement échoué dans cette entreprise depuis quatre ans et qu’ils sont contraints de l’entériner après coup sans mot dire. Après avoir organisé la défaite de l’opposition, les trois compères ont obtenu à coups de bombes sa reddition pour maintenir la dictature au pouvoir en Syrie. Sur le plan humanitaire, la fin des combats est toujours une bonne nouvelle. Mais politiquement, ce constat confirme l’angoissante tendance géopolitique de 2016 : le recul spectaculaire des démocraties sur la scène mondiale. C’est un flux demi-séculaire qui s’est inversé dans le courant des années 2000 et dont chaque jour nous voyons les résultats dans l’actualité.

On déchante

Après sa victoire sur les fascismes en 1945, la démocratie n'avait cessé d'étendre son influence et son territoire. Les dictatures européennes, Espagne, Portugal, Grèce, étaient tombées les premières. Puis les régimes militaires d'Amérique latine avaient lâché prise l'un après l'autre. Le bloc soviétique, enfin, s'était dissous sans violence grave - sinon en Yougoslavie - pour donner naissance à des pays plus libres dont une bonne partie allaient rejoindre l'Union européenne. Sur la base de ces succès répétés, l'analyste américain Francis Fukuyama pouvait diagnostiquer la «fin de l'Histoire», qui n'était pas la fin des événements dramatiques, contrairement à ce qu'on avait souvent dit, mais la victoire mondiale, consacrée ou prochaine, d'un modèle universel fondé sur l'économie de marché et les droits de l'homme.

Dix ans plus tard, on déchante. Au lieu de progresser vers un but qu’on croyait commun, plusieurs pays ont adopté un modèle mi-démocratique, mi-dictatorial, qu’on peut appeler des «démocratures». La Russie de Poutine en offre le prototype le plus achevé, mélange de société pluraliste et de tyrannie médiatique, policière et ploutocratique, avec un Etat fort dopé au nationalisme. En Chine et au Vietnam, l’évolution des régimes communistes s’arrête à l’instauration d’une économie capitaliste dominée par un parti unique toujours aussi brutal et policier. L’Iran s’en tient à son régime théocratique. Les révolutions arabes, à l’exception de la Tunisie, ont toutes échoué à instaurer des régimes plus humains ou plus libres. Et surtout, certains pays qu’on croyait arrimés aux valeurs d’Etat de droit connaissent de graves rechutes : la Turquie pluraliste et laïque évolue vers une dictature théocratique ; les Philippines viennent de se choisir un président grossier aux méthodes expéditives. La Hongrie a désigné un leader nationaliste qui étrangle la liberté d’expression ; des évolutions du même ordre menacent la Pologne et l’Autriche. Les partis nationalistes ne cessent de marquer des points en France, en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas. Partout la liberté recule et le nationalisme progresse.

Identitarisme agressif

Cette régression est d’autant plus préoccupante qu’elle est relayée de l’intérieur même du système démocratique. Formant une sorte de cinquième colonne de la tyrannie, des politiques et des intellectuels, trouvant de l’écho dans l’opinion, approuvent bruyamment ces défaites de la liberté. Ils préconisent non de résister, mais d’amoindrir encore l’Etat de droit par des mesures répressives et tiennent un discours brutal et intolérant. Au cœur de la plus puissante des démocraties, Donald Trump, si complaisant avec Vladimir Poutine, propose la construction d’un mur hermétique à la frontière sud de son pays, déclare que les Mexicains sont tous des violeurs ou encore qu’il est prêt à rétablir la torture pour lutter contre le terrorisme. Le leader du monde libre ne croit pas à la liberté. Il est approuvé en France par le Front national, qui plaide pour des mesures semblables. Marine Le Pen, Geert Wilders, Viktor Orban, Nigel Farage, le FPÖ autrichien, le parti anti-immigrés allemand et quelques autres forment une internationale informelle de la démocrature, qui mine notre système de l’intérieur. En France, d’Alain Finkielkraut, sous sa forme la plus civilisée, à Eric Zemmour ou Ivan Rioufol dans un genre plus fruste, une escouade de publicistes s’acharnent à discréditer les valeurs universelles au profit d’un identitarisme agressif camouflé derrière la dénonciation de la «bien-pensance», c’est-à-dire de la tolérance et des droits de l’homme. Ils sont curieusement confortés par une partie de l’extrême gauche - Mélenchon excepté - qui essentialise les minorités ethniques ou religieuses en croyant les défendre mieux, qui trouve des excuses à l’intégrisme et légitime involontairement le recul de l’universalisme démocratique.

Il est temps que les démocrates prennent conscience des menaces qui planent sur la démocratie, qu’ils combattent leurs ennemis sans complexes, qu’ils cessent de dénigrer leurs propres valeurs sous couvert de rejet de «la classe politique», comme si tous les élus et tous les candidats devaient être mis dans le même sac. Il est temps qu’ils soutiennent la réforme de l’Europe au lieu de discréditer l’Union, qu’ils retrouvent foi dans les droits de l’homme au lieu de se résigner piteusement à une realpolitik qui sera le tombeau de l’universalisme et consacrera le triomphe du nationalisme le plus archaïque.

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