Le citoyen-entrepreneur : un modèle pour demain ?

Cette figure qu’on essaye d’expliquer à nos parents sans jamais y arriver

Anne-Laure Frite

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Pourquoi parler d’une “figure” ?
Parce que le modèle du “citoyen-entrepreneur” est pour moi l’avenir de la figure du “salarié-contribuable”. C’est carrément la manière de concevoir l’individu travaillant qui change.

Le modèle, celui qui a pour figure le “salarié-contribuable”, a été celui de nos parents, pour la plupart, et est encore celui d’une bonne partie de nos copains d’école. Normal, c’est encore ainsi que le système fonctionne dans notre pays.

Ecole, études, diplôme. Bosse, paye, bosse, paye, emprunte, bosse, paye plus, prends ta retraite.

Il ne s’agit pas de prendre l’exemple d’un individu et d’en faire une généralité, il s’agit plutôt de repenser le positionnement des individus au sein d’un système en pleine mutation : la structure du pouvoir change, la manière de produire et de vendre change, le lien de filiation entre le système et les individus change forcément, et avec lui la nature même de ce qu’on a le droit d’être en tant qu’individu citoyen et producteur de richesses.

Nouvelle norme, nouveau modèle, nouvelle figure de la normalité.

J’en parle ici au masculin pour la lecture, mais bien évidemment les citoyennes-entrepreneuses, ou tout autre genre, y ont toute leur place.

Le salarié-contribuable : portrait d’un exécutant désengagé

Dans le modèle qu’ont connu nos parents et que connaissent encore une majorité de personnes aujourd’hui, l’individu est “paternalisé” par la structure (même si aujourd’hui cela tend à devenir obsolète puisque même les structures ne recrutent plus que des statuts précaires).

Le “salarié-contribuable” bosse dur, certes, et longtemps (beaucoup d’heures par semaine, beaucoup de semaines par an, beaucoup d’années par vie), parfois dans de bonnes conditions, parfois dans des conditions merdiques. Dans tous les cas sa marge de manoeuvre est réduite : on ne tolère pas franchement les plaintes, la “faiblesse”, et encore moins le fait de remettre en question la structure nourricière dans ce modèle là (qu’il s’agisse d’une entreprise ou de l’Etat). Par contre, il peut compter sur papa pour son chèque à la fin du mois, la sécu, l’assurance chômage, la mutuelle et un nouveau pot à crayon chaque année.

Papa est fort, infaillible, et on aime croire en lui avec nos petits yeux mouillés quand ça se gâte dehors. On a une famille à nourrir, nous. Parfois, on aimerait bien lui dire merde, mais “tant qu’on vit sous son toit…”, c’est compliqué. Et puis quoi d’autre, dehors ? Tout un tas d’autres structures semblables qui fonctionnent sur les mêmes critères. Autant vous dire qu’un mec qui s’est tiré en vrac de quelque part, ça se sait partout. L’espace pour bouger là-dedans est vraiment très, très, très réduit. On apprends à vivre sans trop respirer, dans ce tout petit espace là. On désapprends l’intuition, l’initiative et la pro-activité avec le temps, à tel point qu’on est plus conscient de passer ses journées à produire de l’absurdité, voire à détruire l’existant qui lui, fonctionne (notons quand même que les bullshit jobs et autres métiers à la con ne sont pas réservés au salariat. On peut faire un job débile en étant freelance aussi, ce qui compte ici c’est d’avoir ou non pris conscience du sens de ce que l’on fait, puis de décider d’agir, ou non).

Pensez-vous qu’on reste marié 40 ans à un employeur sans heurts et sans disputes ? Même les mariages d’amour n’y survivent pas aussi longtemps. Evidemment qu’il y aura eu des moment difficiles. Parfois, l’employeur se lâche. Il en demande trop, il pousse encore et toujours. Il déplace, il déracinne. Il bouffe les soirées, les week-ends. Parce que c’est urgent. Parce que c’est important (pour qui ?). Parce que “c’est ça ou la porte” ?

Parfois, l’employé fatigue. Il traverse une mauvaise passe dans sa vie ‘personnelle’ (celle qui n’a rien à voir avec sa vie “professionnelle”, vous savez). Seulement la réalité c’est qu’on a qu’une vie, qu’un corps, qu’un esprit, et que quand ça chie quelque part, ça se voit partout. Alors il arrive que papa se fâche et menace de vous foutre à la porte, vous harcèle, vous mette la pression pour que ça pète. Mais heureusement, la plupart du temps, en se mangeant un organe ou deux, on s’en sort. Et c’est reparti pour 20 ans !

Et toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?
Tout mais pas ça !

Le citoyen-entrepreneur : portrait d’un hacker pro-actif

Le citoyen-entrepreneur est avant tout un individu émancipé.

Il ne suit pas la voie “tracée”, “sûre” ou souhaitée par ses pairs, sauf si cette dernière correspond parfaitement à ses aspirations à lui. Il est émancipé soit parce qu’il a eu la liberté de se construire et d’explorer tout seul, soit parce qu’au contraire il a été étouffé dans ses désirs et ses possibilités, jusqu’à péter un plomb un beau matin et se rendre compte, l’air ahuri, de la beauté que le monde offre quand on retire le clou qu’on avait dans le pied.

Cultivé, il l’est par nécessité, pas par convention.
Il fait, donc il a besoin de ressources en permanence, qu’il va chercher au fur et à mesure. Il n’est guidé que par ses projets, son initiative et sa curiosité.

Ses armes sont numériques, bien sûr. Mais aussi collaboratives dans la vraie vie : si lui ne sait pas, il connait bien quelqu’un qui saura. Et il n’a pas peur d’aller lui demander. A l’ère du citoyen-entrepreneur, on connaît ses voisins de cubicule (ou plutôt de train, ou de coworking).

Il est connecté à ses pairs en réseau, réseaux qui s’organisent de manière organique en fonction des projets et des initiatives. Les autres sont là pour co-construire, pas pour asservir. Par contre, il n’y a pas de papa. Pas de chèque garanti à la fin du mois, pas de parapluie pour s’abriter s’il pleut, pas trop d’assurance “si jamais” quelque chose l’empêche de travailler comme prévu sur ce projet là. Ca peut vite virer à Sa Majesté des Mouches s’il n’y a pas de mentor pour cadrer un peu tout ça, et/ou un minimum de stratégie pour voir venir. Ce qui conduit à des tensions, et à un mode de vie qui peut être stressant, dur, sans capacité d’organisation sur le long terme, donc pas forcément donné à tout le monde.

Pour l’instant.

Parce que les structures et les administrations sont en train de cravacher pour s’adapter à ce mode de faire, et qu’elles sont encore à la bourre.

Citoyen, parce qu’engagé.

Il ne s’agit pas de s’affranchir d’un type de travail (comme le salariat). On peut très bien être un salarié chez Axa très heureux, et un maraîcher bio indépendant très malheureux.
Il s’agit de prendre conscience de sa place dans le monde et de l’impact positif que l’on souhaite y avoir.
Cela implique avant tout de prendre conscience des impacts très négatifs qu’on a sur le monde quand on se force à faire quelque chose d’absurde ou destructeur pour de l’argent.

Ce choix là n’est pas anodin : encore une fois, ce qu’on choisit de ne pas faire a énormément, voire plus de valeur que ce qu’on choisit de faire.

Citoyen, parce que conscient, averti des rouages du système, des problématiques du moment, des priorités, des urgences. Capable de s’informer vite et beaucoup, de réfléchir, de s’outiller.

On ne peut pas être un citoyen-entrepreneur sans être seul face à ses questionnements, et donc sans avoir besoin des autres pour y répondre. Les autres sont aussi la première source d’information, en opposition aux médias traditionnels. Les média sociaux et sites alternatifs sont autant de sources bien plus fiables d’une réalité qui échappe aux grands médias, focalisés sur le pouvoir en place qui lui, ne change pas et ne résoud pas grand chose. L’ère du citoyen-entrepreneur est celle des Civitech.

Cette fameuse quête de sens dont on entend parler partout est pour moi la transition qui s’opère, à l’échelle des individus, entre le modèle du “salarié-contribuable” et celle du “citoyen-entrepreneur”. Un jour, nous verrons des départements SWITCH COLLECTIVE dans tous les réseaux d’individus travaillant, au même titre que l’expert comptable et l’avocat, incontournables de tous les coworkings qui regroupent freelances, startup et entrepreneurs indépendants. Voire même, et c’est urgent, à l’école.

Pourquoi maintenant ?

Les grandes structures sont en difficulté depuis longtemps, et leurs identités symboliques aussi : on sait tous aujourd’hui que personne ne peut envisager 40 ans de carrière au sein de la même entreprise ou du même poste, voire du même métier. Les gens bougent : ils changent en moyenne 4 fois de ville, ils recomposent leur famille plusieurs fois, ils se reconvertissent, ils s’expatrient plusieurs fois, ils reviennent plusieurs fois. La mobilité (sociale, professionnelle, géographique, culturelle, sectorielle) est désormais une composante fondamentale de nos existences.

La question de l’accessibilité à toutes ces expériences est encore sur la table : on sait que ces choix peuvent être libérateurs, mais aussi le fruit de la nécessité. Ceux qui ne sont pas libres ne bougent pas, alors qu’ils le voudraient. Ou alors ils sont obligés de bouger même s’ils n’en n’ont pas envie. Dans tous les cas ne pas maîtriser ce qui se passe peut conduire à des difficultés qu’on ne sait pas soigner avec les moyens thérapeutiques actuels, puisque nos outils ne font que poser des pansements sur des bouleversements identitaires collectifs et individuels profonds que personne ne saisit encore vraiment.

Comment pourrait-on soigner les humains d’aujourd’hui avec des bases théoriques construites par et pour la bourgoisie occidentale du 18ème siècle ?

Tout est si différent, si multiple, si complexe.

Il ne suffit pas de “faire un effort” ou de “se secouer un peu” pour se reconstruire dans un monde qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a encore 10 ans.

La psychanalyse ne répond pas à la nécessité d’agir concrètement, et vite. Elle est tournée vers le passé alors que les solutions sont dans l’avenir.

Le coaching ne rentre pas dans la profondeur du problème qui reste un problème existentiel, davantage philosophique, voire spirituel et avant tout COLLECTIF, plutôt que purement personnel ou professionnel, d’ailleurs.

La consultation philosophique est peut-être justement une option à creuser.

Les incubateurs et les PVTs sont-ils les nouvelles thérapies du 21ème siècle, ce qui explique l’engouement frénétique de toute la jeunesse pour y accéder ? Entreprendre ou partir pour exister et se construire enfin librement, en dehors des carcans d’un système obsolète ? Voilà des indicateurs qui ne sont ni lus, ni pris en compte par les structures en place, mais qui devraient pourtant faire l’objet d’analyses :

Comprendre pourquoi la startup et l’expatriation sont devenues si populaires nous aiderait à intégrer ce que ces expériences ont en commun dans le système actuel : multiplicité, ouverture, vitesse, intensité, diversité, innovation, efficacité, fun.

C’est ce que beaucoup de gens ont du mal à expliquer à leur entourage. Il faut encore se justifier de ce choix là : “Maman, je quitte mon taff, je monte ma startup”. “Papa, je quitte le journalisme, je me lance comme fleuriste”. “Chéri, je quitte l’éducation nationale, mon truc, c’est l’informatique !”. On se moque des ados qui ont des rêves, et puis on passe nos vies à courir après ce frisson de la jeunesse et de l’audace en pensant que l’âge nous empêche d’essayer.

La donne est si differente aujourdhui : partant du principe qu’il n’y a pas de voie sûre, toutes les options deviennent également risquées.

Alors, pourquoi ne pas directement choisir celle qui nous fait kiffer ?

Géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France. Elle anime une communauté de 10000 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille ceux qui “reviennent d’ailleurs” et mène des recherches sur la manière dont le changement (de pays, de métier, de vie) agit sur nos manières de penser. Lui écrire : annelaure (at) retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.