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A Cork, dans les coulisses d’Apple

REPORTAGE La petite ville du sud de l’Irlande est désormais connue pour avoir attiré les foudres de Bruxelles. Voyage au cœur du campus qui abrite les équipes chargées des activités soutenant les ventes du groupe en Europe.

Par Alexandre Counis

Publié le 4 janv. 2017 à 18:14

Des moutons, comme autant de petits points blancs dans des champs trop verts pour ne pas inquiéter le voyageur redoutant la pluie : ce matin de décembre, c’est la première image que l’on distingue par le hublot, quand l’avion crève le plafond de nuages pour amorcer sa descente vers l’aéroport de Cork, la petite ville du sud de l’Irlande où Apple a installé son hub européen. Celui-là même qui lui vaut d’avoir à rembourser 13 milliards d’euros à la république d’Irlande pour des aides d’Etat indues , perçues sous forme de réductions fiscales entre 2003 et 2014.

« En Irlande, nous sommes 4,5 millions d’habitants pour 7,5 millions de vaches et plus de 5 millions de moutons », plaisante le taxi. Mais ne lui parlez pas de la Commission européenne. Pas besoin de maîtriser toutes les subtilités de la langue de Shakespeare pour comprendre qu’il ne la porte pas dans son cœur. Surtout depuis le plan de soutien et de restructuration des banques imposé par Bruxelles au plus fort de la crise de l’euro, en 2010.

Que la Commission ait mis en cause la politique d’incitation fiscale menée par l’Irlande vis-à-vis d’Apple n’a pas redoré son blason, bien au contraire. Ici, la firme californienne emploie 6.000 personnes et en fait indirectement vivre sans doute bien davantage – on parle de 2.500 emplois indirects. Mais que fait donc le géant de Cupertino dans cette ville de 130.000 habitants, battue par la pluie, où la température, même l’été, n’excède pas les 18 °C, et située à deux heures et demie de voiture de Dublin ?

Des vertus fiscales du brouillard

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Bruxelles a une réponse toute trouvée. Pour la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, si le fabricant de l’iPhone a élu domicile dans cette ville nappée de brouillard cent jours par an, c’est pour mieux brouiller les pistes. Faire remonter en Irlande tous ses bénéfices européens était légal.

Mais Le réquisitoire de Bruxelles contre Apple , c’est d’avoir longtemps imputé l’écrasante majorité de ces derniers à deux filiales de Cork « sans réalité économique », aux sièges fictifs et aux équipes inexistantes. Deux entreprises exonérées d’impôt sur les bénéfices. Un montage qui, selon la Commission, a permis à l’américain de ne payer certaines années que moins de 1 % d’impôt.

Une boîte aux lettres ? Peut-être. Même au taux de droit commun (12,5 %), la fiscalité irlandaise reste avantageuse. Mais le choix de cette ville, dont le port accroché sur la rivière Lee a vu plus de 3 millions d’émigrants s’embarquer, au XIXsiècle, pour le Nouveau Monde, ne se résume pas à un simple enjeu d’optimisation fiscale. A Cork, le travail est flexible et la main-d’œuvre, qualifiée. Il y a ici plusieurs universités, dans les promotions desquelles Apple recrute. Des atouts de taille pour ce site d’où Apple gère toutes ses opérations en dehors des Etats-Unis.

Un terrain de basket, un dentiste et même un ostéopathe : le campus de Holly Hill est installé sur d’anciens champs, en bordure d’un quartier populaire du nord de la ville, à une dizaine de minutes en voiture du centre-ville. Passé le poste de garde, c’est d’abord l’immense parking que l’on remarque, digne d’un hypermarché américain taille XXL. Il faut le remonter pour gagner, sur la droite, l’entrée du bâtiment ultramoderne qui s’est ajouté en 2015 à celui, à la fois plus vaste et plus ancien, qui abritait l’usine historique. Derrière, un vaste chantier s’étend sur l’espace qui sépare le campus des premières maisons. On construit un bâtiment similaire au plus récent, avec un étage en plus, qui devrait être livré dans un an.

Beaucoup de jeunes – la moyenne d’âge serait autour de la trentaine d’années – et 96 nationalités, une diversité dont Apple se flatte. L’objectif de ces équipes : s’assurer que les commandes des clients sont satisfaites dans les meilleurs délais et que les produits sont correctement distribués sur les différents marchés européens, mais aussi en Afrique, en Inde et au Moyen Orient. L’exécution, en somme. Le domaine de prédilection du directeur général, Tim Cook.

Brian, qui a rejoint Apple en 2004, est responsable de la logistique : c’est lui qui, avec son équipe de 90 personnes, est chargé d’alimenter les points de vente des revendeurs, des opérateurs télécoms et des Apple Store en dehors des Etats-Unis. Quand le groupe sort un nouveau produit, il n’en connaît qu’un seul paramètre : le poids et la taille du packaging. Car son job est d’optimiser le trajet des palettes de boîtes qui partent de plus de trente sites de fabrication installés en Chine ou ailleurs, transitent par les neuf centres de distribution dont le groupe dispose pour la zone (et dont il tient la localisation secrète) et arrivent, in fine, en boutiques.

Trente millions de boîtes ont été acheminées sur le trimestre. « Pourquoi faisons-nous tout cela depuis Cork ? D’abord parce que nous avons en face de nous des transporteurs qui sont pour la plupart paneuropéens, explique Brian. Nous avons donc une personne qui négocie pour toute l’Europe… Ensuite parce que nous voulons le même service clients pour toute l’Europe. »

Cork abrite aussi l’équipe de 110 personnes qui traite avec les revendeurs. « Nous discutons avec eux des prévisions, des commandes et des besoins d’approvisionnement par téléphone sur une base hebdomadaire, et nous nous assurons que nous communiquons bien », explique Lilian, qui la dirige.

« Etre tous au même endroit nous permet de réaliser des économies d’échelle et d’échanger de l’information sur les différents marchés, où les goûts et les couleurs n’ont souvent rien à voir », ajoute-t-elle. Les systèmes informatiques des détaillants sont connectés avec ceux d’Apple, qui peut parfois suivre l’état de leurs stocks magasin par magasin. Les chiffres remontent chaque semaine au planning des ventes, qui procède, le cas échéant, aux ajustements nécessaires.

Plus près des clients européens

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La ville de Cork, jumelée depuis 1984 avec San Francisco, est le plus grand site d’Apple après Cupertino. Celui choisi par Steve Jobs lui-même, lorsqu’il décida d’étendre Apple à l’international. Quand Apple s’y installe, en octobre 1980, la multinationale n’est encore qu’une start-up créée quatre ans plus tôt et s’apprête tout juste à s’introduire en Bourse. Apple y base d’abord sa première chaîne de production d’ordinateurs en dehors des Etats-Unis. Soixante employés en 1980, 170 un an plus tard.

La fabrication destinée à l’export est une activité exemptée d’impôt par l’Irlande. Ce qui explique que l’entreprise n’en paie pas, ou presque, jusqu’en 1991. Jusqu’à ce que la loi change et que l’Irlande lui accorde les fameux rescrits fiscaux (« tax ruling ») qui posent aujourd’hui problème à la Commission…

Le site se développe… puis rétrécit. Le fondateur d’Apple, à son retour à la tête du groupe, alors en difficulté, n’hésite pas, en 1998, à ramener les effectifs de 2.000 à 600 personnes. C’est même Tim Cook qui, à l’époque, est chargé de restructurer l’outil de production. La fabrication de Mac en Irlande est progressivement abandonnée et délocalisée en Chine.

Qu’à cela ne tienne. Lorsque, dans les années 2000, Apple rebondit, d’abord avec l’iPod et bientôt avec l’iPhone, le site irlandais connaît un nouvel essor et se redéploie dans les services. Ces années sont celles de la renaissance, pour le groupe comme pour la ville.

« La patte centralisatrice » de Steve Jobs

De Steve Jobs, on sent encore aujourd’hui la « patte centralisatrice ». Plutôt que de laisser chaque pays s’organiser pour vendre les produits du groupe comme il l’entend, il a voulu regrouper les équipes sur un lieu unique afin d’aligner tout le monde sur les mêmes procédures, les mêmes pratiques et, in fine, les mêmes exigences.

Un exemple : le service d’assistance AppleCare, qui gère depuis Cork toute la zone Emea : 2.000 personnes au total, dont 45 % travaillent sur place, dans les locaux de l’ancienne usine de fabrication de circuits imprimés – les autres répondent aux appels de chez eux.

Leur mission : aider les clients dans leur langue, mais aussi faire remonter les problèmes pour y apporter d’éventuelles corrections. « Nous n’avons pas forcément de “background” technique, explique Solène, sans cacher son accent français. Ce qui nous réunit, en revanche, c’est que nous avons tous travaillé au service clients. Les formations que nous recevons font le reste. »

 Il y a 650.000 mots dans macOS. Or ils sont en moyenne de 30 % plus longs en allemand et de 40 % à 45 % plus longs en grec ou en hongrois qu’en anglais. Il faut donc réduire la taille des messages

Cork, c’est aussi pour l’américain le moyen d’être au plus près des clients européens. Non loin des équipes d’AppleCare s’affairent les 150 personnes qui sont chargées de tester les logiciels des iPhone, iPad et iMac pour les adapter dans une trentaine de langues.

« Il y a 650.000 mots dans macOS. Or, ils sont en moyenne de 30 % plus longs en allemand et de 40 % à 45 % plus longs en grec ou en hongrois qu’en anglais. Il faut donc réduire la taille des messages », explique Dave, qui pilote l’équipe. Un « emoji » peut être perçu comme offensant sur un certain marché ? Il devra être retiré avant la commercialisation du produit.

Une vingtaine de personnes, dans une pièce mitoyenne, sont chargées de tester les prototypes, sous la responsabilité de Neil, avant leur mise sur le marché, en particulier les iMac. L’idée est de tenir compte des spécificités de l’Europe (en termes de normes, ce ne sont pas les mêmes qui s’appliquent aux Etats-Unis, s’agissant du wi-fi par exemple).

La seule usine Apple au monde

C’est aussi depuis Cork que sont gérées l’impression des cartes iTunes pour le marché européen et la personnalisation des produits achetés en ligne, même si ni l’une ni l’autre ne sont réalisées sur place. Plus étonnant, l’usine d’assemblage d’iMac qui subsiste à Cork. C’est l’unique usine d’Apple dans le monde : toutes les autres sont détenues par ses sous-traitants, même celle ouverte récemment aux Etats-Unis pour fabriquer le Mac Pro !

«Vu la taille des iMac, les assembler en Chine et les faire venir de là-bas jusqu’aux consommateurs européens coûterait bien plus cher

Ici, 360 personnes s’activent autour de deux lignes de production, d’où sortent au total, toutes les heures, 140 unités. L’équipe reçoit des composants de Chine et les assemble pour servir le marché Emea. Deux équipes se relaient, chacune travaillant trois journées de douze heures d’affilée avant de se reposer quatre jours. Et 65 % des employés sont mobilisés sur les tests de qualité.

Pourquoi Cork plutôt que la Chine ? Là encore, « pour adapter les logiciels de chaque produit aux spécificités locales, explique Paul,le responsable de l’activité, qui met en avant les compétences accumulées localement. Mais aussi parce que vu la taille des iMac, les assembler en Chine et les faire venir de là-bas jusqu’aux consommateurs européens coûterait bien plus cher… » Pour fabriquer du rêve, il faut parfois se montrer terre à terre.

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