Cerrone : “On ne saucissonne pas Beethoven. Et on ne saucissonne pas ‘Thriller’ !”

Il a d’abord connu un joli succès avec son groupe afro-rock Kongas. Avant de devenir, en 1976, l’un des rois incontestés du disco, à la faveur de son premier disque solo “Love in C Minor”. A 64 ans, fort de son nouvel album “Red Lips”, Marc Cerrone revient sur son parcours trépidant.

Par Erwan Perron

Publié le 08 janvier 2017 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h25

Il parle beaucoup avec les mains. Mais il fait beaucoup plus que cela : il répond aux questions avec son corps entier. Durant deux heures d’interview, dans son appartement parisien, Marc Cerrone, 64 ans, imite le batteur Tony Allen se roulant un joint, tape du pied sur une imaginaire pédale de Charleston, bondit vers sa table de mixage pour nous montrer un  « Pass-Pass » de DJ, et, même, se dresse face à nous les bras en l’air pour imiter la foule en délire. Le fils de cordonnier est devenu très jeune un musicien mondialement célébré. Un artiste « bigger than life », comme disent les Américains, pour qui aucun rêve musical n’est assez grand. Il est aussi un type qui doute, dont on devine qu’il s’est pris en pleine poire certaines méchancetés, du moins en France, quand le disco cessa soudain d’être à la mode. Son nouvel album, Red Lips, son vingt-quatrième enregistré en studio (mais il nous en a peut être caché un ou deux) n’est pas une madeleine de Proust pour amateurs de pantalons pattes d’eph et de chemises pelle à tarte. Réalisé avec les meilleurs vocalistes du moment (l’Anglais Alexis Talylor, les Américains Kiesza et Aloe Blacc…), il est d’une tonalité funk-pop optimiste et énervée, et donne envie de sauter partout. Cerrone a accouché d’un disque qui lui ressemble…

 

Un air qui a marqué votre enfance ?

Je n’ai guère aimé que la musique anglo-saxonne. A douze ans, j’ai appris la batterie en jouant sur Satisfaction des Rolling Stones. Pour tout équipement, j’avais une grosse caisse, une cymbale et une caisse claire, achetés dans la boutique de Paul Beuscher, boulevard Beaumarchais, à Paris. Par la suite, j’ai économisé de quoi m’acheter des toms basses, une double cymbale Charleston… Cela peut paraître étonnant, mais je n’ai aucun souvenir musical avant mes douze ans. Sûrement parce que je n’ai pas eu une enfance très heureuse… Mes parents, qui se sont séparés très tôt, m’ont vite collé dans un pensionnat, coupé du monde. En fait, j’ai commencé à être heureux quand j’ai découvert mon meilleur copain : ma batterie. Grâce à elle, je me suis fait plein d’autres copains. Comme j’étais petit et pas vraiment costaud, il y avait toujours une paire de baraqués pour m’aider à la transporter dans les boums où je jouais avec mes premiers groupes. Notez bien qu’ils s’y retrouvaient : ils frimaient en racontant aux filles qu’ils étaient potes avec le batteur…

La chanson de votre premier émoi amoureux ?

Un tube de l’été : A Whiter Shade Of Pale, de Procol Harum. Je devais avoir douze ou treize ans, elle était la première fille que j’embrassais avec la langue. Nous nous connaissions bien pour avoir grandi tous les deux à Vitry, et nous être souvent promenés en bande. Vitry ressemblait encore à un coin de campagne à cette époque. Un génial terrain d’aventures avec des champs, des vergers, des terrains vagues… Elle et moi n’avons pas été très originaux en choisissant notre moment : l’arrivée des grandes vacances et de la fête foraine. Nous sommes montés dans le wagon d’une chenille, un de ces vieux manèges en bois dont les roues faisaient un barouf d’enfer. Quand le forain a actionné le mécanisme, une bâche en toile a nous entièrement recouverts. Et plongé dans la pénombre…

La chanson qui vous rappelle d’où vous venez ?

En 1977, j’ai quitté la France pour partir vivre à Los Angeles. J’y ai vécu pendant vingt-deux ans. J’y retourne encore fréquemment… Les premières années de mon exil, c’était comme un rite, je commençais la journée en posant une chanson d’Aznavour sur la platine. Emmenez-moi  est sans doute celle que j’ai le plus écoutée. Dans le style crooner, Aznavour est pour moi plus grand que Sinatra. Autant que ses textes, c’est l’émotion de sa voix qui me transporte. J’ai eu la chance de l’applaudir au Théâtre de plein air de Ramatuelle, il y a une dizaine d’années. Les conditions n’étaient pas faciles. Le vent était fort et tournoyant, du coup, ses musiciens ne s’entendaient pas et semblaient mal accordés. Bref, Aznavour s’est mis à engueuler tout le monde. De rage, il a terminé son concert seul, en chantant les six derniers titres a cappella. La chair de poule. Je n’avais jamais vu un type faire ça. Comment peut-il être aussi profond ? A croire qu’il a beaucoup souffert à cause des femmes…

La chanson que vous écoutez quand vous avez le blues ?

N’importe quelle chanson d’Aznavour, avec une bonne bouteille de scotch, marche bien. Cela dit, je suis un type plutôt positif et optimiste. Je ressens plus facilement un léger vague à l’âme. Dans ce cas, je suis très client de Sade. J’adore son grain de voix chaud et éraillé. Comme une femme encore chaude d’amour, au matin. Combien de fois ai-je écouté Your Love Is King au bord ma piscine ? Je la voulais en featuring sur Red Lips mais ma maison de disques a freiné des quatre fers… Sade n’est pas dans la performance technique comme par exemple une Rihanna, que j’aime aussi beaucoup… Sade est dans l’émotion pure. Elle n’est pas une chanteuse de rhythm’n’ blues, elle est soul. Sa voix vous enveloppe. Du coup, elle sonne aujourd’hui un peu démodée. Je me suis rendu compte à quel point l’époque avait changé en multipliant ces trois dernières années les séances d’enregistrement avec une bonne trentaine de chanteurs et de chanteuses : la tendance est actuellement aux « top liners », ces interprètes, très forts techniquement, qui tirent la chanson, la poussent en avant en se plaçant de façon très rythmique.

 La chanson qui vous a donné envie de devenir musicien ?

Sans hésitation, Soul Sacrifice de Santana. Une révolution ! Là je comprends que la batterie peut être autre chose qu’un simple instrument d’accompagnement pour devenir une pièce maîtresse, centrale, de la composition. Sans Santana, je n’aurais jamais lancé Kongas, mon premier groupe véritablement professionnel, dans une veine afro-rock, comme on disait à l’époque, et avec lequel j’ai connu un joli succès, de 1972 à 1974. Si je me retourne sur ma carrière, c’est simple : à partir de Kongas, tous mes disques, tous mes concerts, reposent sur cette même alchimie entre un batteur et deux percussionnistes. Une disposition rythmique calquée sur celle du Carlos Santana Band. Je dois beaucoup à ce groupe. Il fut plus qu’une inspiration, un soutien. En 1983, je venais de perdre mon père, et pour conjurer ma tristesse je me suis lancé dans une opération un peu folle, deux soirs dans un chapiteau de 12 000 places quai André-Citroën, à Paris. On ramait pour remplir. A trois semaines du concert, j’ai donc décroché mon téléphone pour appeler le manager de Santana. Les deux percussionnistes cubains du groupe sont venus. Et on a tout défoncé ! 

Une chanson que vous partagiez avec Eddy Barclay ?

Quand je l’ai rencontré, en juillet 1972, on parlait de lui comme étant le producteur français qui avait eu le coup de génie de sortir Popcorn, un instrumental rigolo avec un synthétiseur Moog, enregistré par le groupe américain Hot Butter. Ma rencontre avec Barclay est assez drôle. En juin, je quitte les musiciens de Kongas, après une dernière répétition, en leur disant  « rendez-vous en septembre, on verra bien ce qui se passe pour nous à la rentrée ». Comme je n’ai pas une thune, je pars avec ma copine faire la manche à Saint-Tropez. J’avais installé ma batterie sur une petite carriole que je trimballais devant tous les restaurants branchés. Après mon set devant le Café Sénéquier, ma copine compte les sous dans le chapeau et me dit : « Il y a un certain Eddy Barclay qui t’a laissé un mot t’invitant à prendre un verre à sa table ». Lequel Barclay me dit que j’ai une patate d’enfer et me demande si je joue dans un groupe… Barclay nous signe fin août. Et en novembre sort le premier 45-tours de Kongas. Le groupe a cartonné un peu partout dans le monde : aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, au Japon… Malheureusement, au moment d’enregistrer le deuxième disque, Barclay nous a poussé à prendre un virage pop, à la Martin Circus. Il nous avait même présenté Boris Bergman, parolier de Richard Anthony et de Dalida ! J’ai quitté le groupe fin 1974, avant qu’on se mette à faire du Joe Dassin…

 La chanson que vous écoutiez en boucle, en 1976 – l’année de la sortie de votre hit Love in C Minor ?

Hotel California, des Eagles. Difficile de faire autrement, on l’entendait absolument partout. En 1976, j’écoutais énormément de disques de rock, et encore davantage de funk. Après ma séparation avec Kongas, je pensais que le côté instrumentiste, c’était fini pour moi. Alors j’ai monté Import Music, en 1975. Une boutique de disques au centre commercial Belle-Epine, à Thiais. Grâce à mes connections avec les grossistes américains, j’avais les imports neuf mois avant Phonogram, Philips ou CBS France. Mes disques préférés étaient souvent produits par Quincy Jones. J’ai deux modèles. Santana, en tant que musicien, et Quincy Jones, comme « producer ». Il fut le premier musicien de studio, orchestrateur et ingénieur sonore à se mettre en avant, comme un chanteur. Alors que ce n’est pas lui qui chantait ! J’ai fini par le rencontrer, il y a quatre ans, au Montreux Jazz Festival, où mon vieux copain Nile Rodgers m’avait invité à jouer avec mon groupe. 

Au moment de monter sur scène, je bouscule un type, auquel je ne fais pas attention. Dans mon dos, je sens qu’il me suit. Je m’assieds dernière mes fûts, et là, le type s’installe sur une chaise à deux mètres de moi. Un peu énervé, je lève la tête, et, putain, je le reconnais : Quincy Jones ! Pendant tout le concert, il est resté là, à m’observer. Autant vous dire que je traquais comme un fou…Quincy a apporté la perfection dans le son, et surtout dans la compression des sons. Sa grande œuvre demeure Thriller, enregistré en 1982 avec Michael Jackson. Le plus grand disque du siècle dernier. Ok, Michael chante magnifiquement bien. Mais qu’aurait-il fait sans Quincy ? Ne me demandez pas d’en sélectionner un titre. C’est comme si vous me demandiez de choisir un extrait, de la mesure 142 à la mesure 180, dans une symphonie de Beethoven. Non ! On ne saucissonne pas Beethoven. Et on ne saucissonne pas Thriller ! 

L’album dont vous êtes le plus fier ?

Il m’est plus facile de citer un album dont je ne suis pas fier. Je ne referais sûrement pas Way In, sorti en 1989. Mauvaise période, celle de mon divorce… Il y a aussi des albums que j’ai caché aux Etats-Unis. Comme j’avais un peu de poids là-bas dans les maisons de disques, j’ai réussi à empêcher la publication d’albums sortis sur le territoire français et dont je n’étais pas fier… Aux Etats-Unis, j’ai toujours été mieux considéré : un type qui a gagné cinq Grammy Awards est respecté pour la vie. Mais j’ai connu une période difficile en France, fin 1980, début 1990. Les journalistes et les présentateurs télé se foutaient gentiment de moi, le disco était devenu synonyme de ringard… En fait, je n’ai jamais pensé que j’étais à la hauteur de ce que le public et une partie de la profession me renvoyaient. Quand j’ai gagné mon premier Grammy, en 1977, avec Love in C Minor, j’étais terrorisé, je me disais : « un jour, ils vont s’apercevoir de la supercherie ». Encore aujourd’hui, très franchement, je ne comprends pas la hype dans le milieu électro après la réédition de mes bandes originales pour les Brigade mondaine. Trois films réalisés, en 1979, 1978  et 1980, à partir des romans publiés par Gérard De Villiers, et dont il était le producteur. Nous étions amis, et un jour que nous étions partis en vacances, je lui avais promis de composer la musique de ses films. Je suis un mec à l’ancienne, je tiens parole. Mais j’ai torché l’une d’elles en quarante-huit heures ! 

 La chanson qui vous a inspiré votre nouvel album Red Lips ?

Emmanuel De Buretel, le patron du label Because, qui a signé ce disque, m’a encouragé en me disant : « Ne ressemble à personne, fais du Cerrone ». Mais j’avais envie de sonner davantage funk-pop, plus enlevé, plus « en l’air », dans une veine à la Brunos Mars produit par Mark Ronson. Mes musiciens, comme mon bassiste, qui joue incroyablement vite, ainsi que les vocalistes, très rythmiques, m’ont poussé vers l’avant, amené à tenter de nouvelles choses. Je peux vous dire que les premières maquettes n’ont rien à voir avec le disque final. On ne fait jamais de la musique tout seul… On a mis dans la boîte quarante titres, pour n’en sélectionner que quatorze… En fin d’album Second chance, le morceau avec Tony Allen – lui, je l’adore, il joue de la batterie comme sur pneumatique ! – sonne dans une veine afrobeat « à l’ancienne ». Mais, pour le reste, Reds Lips est différent de mes précédents disques.

La chanson de Red Lips que vous avez enregistrée le plus facilement ?

C’est bon, avec l’Américain Aloe Blacc. Nous avons sympathisé à Beyrouth, où nous étions invités à jouer, au profit d’une association pour les orphelins. On a jeté la base du morceau très facilement, en une nuit, à Los Angeles, lui au micro, moi aux synthés… J’ai eu beaucoup de chance, tous les artistes auxquels j’avais pensé ont dit oui. Magnifique surprise, l’Anglais Alexis Taylor, chanteur de Hot Chip, s’est manifesté quand il a entendu dire que je travaillais à un nouvel album. Ça tombait bien, j’avais un instru tout prêt, qui lui allait comme un gant.

Quelque part, même si je doute toujours, et que j’ai encore le trac, pour avoir un tel fan, je me dis que je n’ai pas trop mal travaillé… A 64 ans, j’ai l’impression que je commence une nouvelle vie. Quand Emmanuel de Buretel m’a soumis, il y a trois ans, l’idée de me produire en DJ Set, j’ai commencé par l’engueuler : « Quoi ? Tu veux me faire jouer en DJ Set parce que tu crois que je ne vaux plus rien en live ? » Pourtant, après un an de tâtonnements, je me suis méchamment pris au truc. Hier soir, j’ai mixé jusqu’à trois heures du matin au Yoyo, à Paris, et c’était magique. Que vous soyez à la batterie, aux synthés, ou derrière des platines et une table de mixage, c’est toujours le même principe. Savoir jouer avec le public. Et jouer, c’est bien mieux qu’un métier…

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