Deux études sur le passé du Groenland viennent d’obtenir des résultats apparemment contradictoires : selon la première, la partie est aurait été recouverte de glace sans discontinuer depuis plusieurs millions d’années ; tandis que selon la seconde, le sol rocheux du centre du Groenland se serait retrouvé plusieurs fois à l'air libre au cours du dernier million d’années.
Pour parvenir à ces conclusions, les chercheurs ont mesuré les variations des concentrations en béryllium 10 (10Be) et en aluminium 26 (26Al) dans les sédiments marins situés de l'est groenlandais et dans la roche sous-jacente à la calotte glaciaire, de plusieurs kilomètres d'épaisseur, du centre du Groenland. Ces deux isotopes radioactifs sont en effet produits par la fragmentation de noyaux de silicium et d’oxygène par les particules de haute énergie qui bombardent la Terre en permanence (on parle d'éléments cosmogéniques). L'intensité de ce rayonnement cosmique étant divisé par deux tous les 40 centimètres de roche et tous les 120 centimètres de glace, son flux est négligeable à la base d’un épais glacier. Seuls les muons, des particules comparables à des électrons mais plus lourdes et qui interagissent peu, traversent toute l'épaisseur de glace et pénètrent dans la roche où elles fragmentent des noyaux et provoquent la formation de béryllium 10 et d'aluminium 26.
L'équipe de Paul Bierman, de l'université du Vermont aux États-Unis, a constaté que les sédiments marins de l'est du Groenland, issus de la base des glaciers et transportés en mer par les icebergs, contiennent très peu de béryllium 10 et d’aluminium 26 (environ 5000 atomes par gramme). En outre ces faibles concentrations sont à peu près stables à travers les couches datant des 7,5 derniers millions d’années, ne diminuant que légèrement.
Ces faibles teneurs en éléments cosmogéniques signifient que le sol sous la base des glaciers orientaux du Groenland est restée protégée de l’essentiel du rayonnement cosmique sous une épaisse couche de glace depuis 7,5 millions d’années, et même que l’épaisseur de cette calotte de glace s’est lentement accrue.
Est-ce le cas du Groenland entier ? Pas si simple. En parallèle, l’équipe de Joerg Schaefer, de l’Observatoire terrestre Lamont Doherty à New York, a mesuré les concentrations des mêmes éléments dans un échantillon rocheux de 1,5 mètre d’épaisseur prélevé sous le centre de la calotte glaciaire groenlandaise. Cet échantillon, qui constitue l'extrémité de la carotte du forage américain GISP2 (Greenland Ice Sheet Project), a été receuilli sous 3000 mètres de glace. On s’attendait à ce que les éléments cosmogéniques y soient présent en quantité négligeables.
Or c’est le contraire ! Les chercheurs ont observé des concentrations de 10 000 à 25 000 atomes de béryllium 10 par gramme et de 55 000 à 90 000 atomes d'aluminium 26. Conclusion : le rayonnement cosmique a longuement bombardé cette roche, ce qui signifie que la calotte de glace était absente pendant une très longue période.
Pour estimer pendant combien de temps, les chercheurs se sont appuyés sur les concentrations des deux éléments cosmogéniques et sur le rapport de ces concentrations. En effet, l'aluminium 26 se désintègre deux fois plus vite que le béryllium 10. Dès lors, dès que le bombardement cosmique cesse de frapper la roche, le rapport 26Al/10Be commence à baisser. À la surface, ce rapport vaut 6,8, et dans l’échantillon rocheux, il avoisine 4. Joerg Schaefer et son équipe ont calculé que cet échantillon s'est trouvé à la surface du sol, dépourvu de couche de glace protectrice, pendant au moins 28 0000 ans au cours du 1,1 dernier million d’années.
Ces résultats recoupent ceux obtenu par une autre équipe qui avait étudié la couche de limon formant les 15 derniers mètres de la carotte de GISP2 : la concentration de béryllium 10 mesurée impliquait une exposition au rayonnement cosmique pendant au moins 190 000 ans sur les 2,4 derniers millions d’années…
Pierre-Henri Blard, du Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CNRS - université de Lorraine), et Guillaume Leduc, du Centre européen de recherches et d’rnseignement des géosciences de l’environnement (CNRS - université d'Aix Marseille) ont été chargés par la revue Nature de lever cette contradiction apparente. Pour eux, rien d'incompatible dans ces deux résultats. L’est du Groenland est en effet parcouru par une chaîne de montagne atteignant par endroit 2 000 mètres d’altitude. Lors des périodes chaudes, les glaciers orientaux ont donc pu se maintenir en altitude, alors que le reste de la calotte groenlandaise disparaissait.
Ainsi, il semble que la calotte glaciaire groenlandaise, de plusieurs kilomètres d'épaisseur au centre, peut fondre et se reconstituer très vite à l’échelle géologique. Or au cours du dernier million d'années, la température moyenne de la Terre a été égale ou supérieure à celle d'aujoud'hui au moins deux fois, pendant les périodes interglaciaires précédent l'actuelle. La dernière remonte à 125000 ans ; la température était alors un degré au-dessus de celle juste avant la révolution industrielle et la fonte de la calotte groenlandaise avait fait monter le niveau des océans de 7 à 8 mètres. L'autre période interglaciaire remonte à 400000 ans, avec des températures moyennes de deux degrés au-dessus de la valeur préindustrielle ; la fonte de la calotte groenlandaise et d'une partie de l'Antarctique avait fait alors monter ler niveau des mers de 10 mètres. Une fonte rapide qui s’est probablement produite au moins deux fois en moins d’un million d’années...
Ainsi, à l’échelle géologique, la calotte glaciaire groenlandaise est très instable. Et les deux degrés d’augmentation de la température moyenne d'ici la fin du siècle fixés comme limite souhaitable lors de la COP21 sont suffisants pour la faire fondre de nouveau. Et encore, cette limite de deux degrés suppose que l'on mette tout en oeuvre pour stabiliser le réchauffement du climat...

Joerg Schaeffer et al., Greenland was nearly ice-free for extended periods during the Pleistocene, Nature vol. 540, pp. 252–255,
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