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Enquête sur un crime d'Etat

Photo d'illustration

Ce pourrait être une enquête sur un simple faits-divers, le triple assassinat, au 147 rue Lafayette à Paris, de trois militantes kurdes, le 9 janvier 2013. Mais c'est aussi un livre passionnant, qui parle de la Turquie d'aujourd'hui et donne de nombreuses clés pour comprendre ce qu'il s'y passe. Dans un style très agréable à lire, Laure Marchand, ex-correspondante de La Tribune de Genève et de 24heures en Turquie, mène l'enquête sur les victimes, membres du PKK, et surtout sur le suspect de ces assassinats et sur l'implication des services secrets turcs dans cette affaire.

Le livre s'ouvre sur la scène de crime. Puis, l'auteur s'intéresse aux trois femmes retrouvées mortes dans un local en plein Paris: Sakine, Fidan et Leyla. La première est une combattante en exil en Europe, nostalgique des montagnes du Dersim, une région rebelle depuis des siècles. L'Empire ottaman ne parvenait pas à y prélever l'impôts. A la fin des années 30, l'armée turque la bombarda au gaz moutarde. Sakine est une alevie, une branche hétérodoxe du chiisme qui donne aux femmes une place que le sunnisme leur refuse. C'est une cheffe de la guérilla kurde contre le pouvoir turc pour qui le mot kurde « proviendrait du bruit des pas des Turcs dans la neige ». Pour eux, le Kurde est au mieux un Turc arriéré des montagnes.

Sakine est une des deux femmes présentes en 1978 au congrès fondateur du PKK, le parti marxiste de libération kurde dirigé par Abdullah Öcalan , dont elle est proche, une organisation classée terroriste par la Turquie, mais aussi par l'Europe. Arrêtée, elle est emprisonnée à Diyarbakir et torturée. La maire de la ville, arrêtée en 2016, avait partagé sa cellule à l'époque avec elle. Il témoigne des « mutilations sur la poitrine de Sakine ». Pour les Kurdes, c'est une héroïne de la résistance, une du premier cercle « d'Apo » (oncle en kurde), le nom que les militants du PKK donne à leur chef Öcalan, qui voit aussi dans l'organisation, un outil de libération de la femme kurde. Fidan et Leyla sont des militantes de la génération suivante, la relève, et ont des responsabilités dans la représentation du PKK en Europe.

2013, c'est l'année où un espoir de paix émergeait en Turquie. Aux obsèques des trois femmes assassinées, un député kurde est présent, un des deux à avoir été autorisé pour la première fois à rompre l'isolement d'Öcalan, emprisonné sur une île. Le signe que des négociations secrètes de paix entre Ankara et le PKK ont été ouvertes. Öcalan, littéralement, celui qui se venge, est autorisé à venir à la table des négociations, alors qu'Erdogan, premier ministre et chef de l'AKP, le parti islamo-conservateur, lui promettait la corde quelques mois plus tôt. L'AKP accorde des droits culturels aux Kurdes, l'interdiction de le parler est lévée. Erdogan lui-même souhaitera en 2009 «Bonne année» en kurde à la télévision.

Tout le monde est las d'une guerre commencée en 1984, qui ne trouve pas de solution militaire. Dans les années 90, 3000 villages kurdes ont été rasés. Des commandos de la mort sont soupçonnés de la disparition de 17000 personnes. Cette guerre a fait d'Öcalan, malgré sa cruauté envers tout dissident, le « saint » de la cause d'un peuple opprimé. Depuis la guerre a repris, impitoyable.

C'est dans le contexte de cette année capitale pour la paix, que se déroule le triple meurtre du 147 rue Lafayette. S'agit-il de torpiller les pourparlers ? Qui est derrière ? Pour les manifestants qui se sont rendus devant le 147, il n'y a aucun doute. Ils le crient : « Turquie, assassin ». Ce qu'ils ne savent pas, c'est que l'unique suspect dans cette affaire est dans la foule. Il s'agit d'un homme de 30 ans, Ömer Güney, qui débarque dans la communauté kurde de Paris en 2011. Il se dit turc, aux origines kurdes que son père aurait reniées. Crédible. Mais on lui trouve une tête de Turc, pas de Kurde… Cependant le PKK recrute sur des critères idéologiques et non ethnique. Ömer va donc se faire une place dans la communauté, toujours prêt à rendre service. Il parle français et participe même à la Kampanya, la collecte pour financer le PKK.

Sur son passeport des années passées en Allemagne, il a une moustache. Une moustache qui en dit long, explique Laure Marchand: les islamistes l'aiment très courte et fine, ourlant la lèvre supérieure ; les gauchistes la préfèrent broussailleuse ; et les membres de l'organisation d'extrême droite, les Loups gris, la portent fine et tombante de part et d'autre de la bouche. Celle d'Ömer ressemblait à cette dernière avant sa conversion kurde… Ses amis de l'époque, rencontrés par la journaliste, montre le poing, index et petit doigt levés, le signe de ralliement des Loups gris, pour parler de lui. Loup gris, un nom qui fait référence au mythe de l'enfant des Turcs célestes de la légendaire vallée d'Ergenekon, nourri comme Romulus et Remus, par une louve. Ömer est aussi originaire de la région de Sivas, la « tannière » dont sont issus nombre de Bozkurt, les « Loups gris », ce groupe paramilitaire responsable de nombreux crimes que l'Etat turc ne semble pas pressé de réprimer. Les "Loups gris" sont au départ la branche jeunesse d'un parti fasciste pour une Turquie ethniquement pure, le MHP , fondé par un général putschiste des années 60. Ömer est aussi un fan d'une série télévisée turque « La vallée des loups », un mafieux qui joue les sauveurs de l'Etat turc où il est aussi question du « péril kurde », une série "pousse-au-crime" diffusé depuis 2007. Le plus célèbre des Loups gris est Ali Agça, l'homme qui a tenté de tué le pape Jen-Paul II. Dans la prison de Fresnes, le suspect du triple assassinat mettra un photo de loup sur son mur. Sa tenue le trahit aussi, des costumes noirs comme le héros de la série "La vallée des loupes", quand les militants du PKK sont en jean et veste kaki. Certains militants le trouvent suspect. L'un d'entre eux s'étonne qu'il insiste pour avoir l'adresse du numero 2 du PKK . Mais les soupçons s'arrêteront là. L'homme attire la compassion, car il souffre d'une tumeur au cerveau et semble bien inoffensif.

Durant l'enquête, un vieux téléphone va révéler un autre visage du personnage : on y trouve les fiches des membres de l'association de Villiers-le-Bel où Sakine, Fidan et Leyla, travaillaient. Omer était un espion. Dans son répertoire, un numéro du MIT, les services secrets turcs, à Erzurum, le centre névralgique de la contre-guérilla contre les Kurdes. Dans un journal de la communauté kurde de Zurich, un ancien agent du MIT, le service de renseignement turc, balance: "Ömer était un des nôtres". Des enregistrements, probablement rendus publics par des partisans de Fethullah Gülen, l'ancien allié islamiste de l'AKP, contre qui Erdogan s'acharne aujourd'hui, confirment cette piste. Des allers-retours discrets à Ankara d'Ömer aussi. Le MIT est sous la responsabilité d'un proche d'Erdogan, qu'il surnomme « sa boîte noire ». On est au cœur de l'Etat profond turc. Depuis une récente loi turque, les juges d'instruction ne peuvent plus y mettre leur nez et entendre les agents des services.

Erem Erden, ancien journaliste et jeune député, s'intéresse beaucoup au MIT. On lui doit la révélation des livraisons d'armes et de gaz sarin à des djihadistes syriens par une ONG proche du pouvoir. Ömer était-il un agent de cellule dormante réactivée du MIT? Il le pense.

Le livre se termine sur les rapports de la France aux Kurdes du PKK. Longtemps soutenus par Danièle Mitterrand, surnommée la « Mère des Kurdes » par la communauté, tolérés par les services de l'Etat, ils ne le sont plus depuis une tentative de rapprochement de Paris avec Ankara. Des arrestations ont lieu.

L'enquête française aboutira à l'inculpation pour assassinats d'Ömer Güney, coupable "d'avoir commis un acte terroriste en relation et à la demande d'individus en Turquie et possiblement liés aux services de renseignement turc". L'inculpé est mort avant son procès. L'affaire est classée. Fin de l'histoire? De cette histoire, peut-être, mais pas de celle que nous raconte Laure Marchand tout au long de ce livre, celle de la Turquie, aujourd'hui.

« Triple assassinat au 147 rue La Fayette » Laure Marchand Editions Solin Actes Sud, 186 pages janvier 2017