Noureddine Affaya : “Des symptômes incontestables d’un renfermement intellectuel au Maroc”
La révision des manuels scolaires à destination des lycéens marocains suscite une vive réaction des professeurs de philosophie. Pourquoi ?
Noureddine Affaya : En effet, la révision des manuels scolaires concerne une seule matière, en l’occurrence « l’éducation islamique ». Il s’agit d’une décision politique pour « assainir » et revoir les anciens manuels qui contiendraient des passages qui ne correspondent plus aux orientations du Maroc, déclinées dans la nouvelle constitution de 2011, afin de promouvoir les valeurs de tolérance, de liberté et de respect de toutes les autres croyances, ainsi que l’adoption des valeurs des droits de l’homme. Il était normal de s’attendre à des contestations de la part de professeurs enseignant la philosophie contre certains passages dans un cours qui semble dénigrer la discipline.
Est-ce une maladresse éditoriale des concepteurs de ce manuel ou le symptôme d’un renfermement intellectuel et religieux du pays ?
Il est incontestable d’observer les symptômes d’un renfermement intellectuel au Maroc à cause des stratégies de « l’Islam politique », sachant que les forces défendant l’intégration du Maroc dans le monde moderne ne désarment pas. Mais en relisant les orientations définies par le ministère de l’Éducation, qui concernent la refonte des cours d’« éducation islamique » – qu’on voulait appeler au départ « éducation religieuse » –, et les manuels édités, on s’aperçoit qu’il y a un effort louable pour se démarquer des anciennes attitudes misogynes, hostiles aux autres religions ou prêchant un djihad violent. Le sujet de controverse concerne un seul cours de sixième [l’équivalent de la première au lycée, en France] qui, après la contestation des professeurs, sera certainement revu.
Qui est Ibn Salah al-Shahrazuri, l’auteur incriminé dans ce manuel ?
C’est un grand théologien né à Mossoul [Irak] en 1161 et mort à Damas [Syrie] en 1245. Il est réputé par les Prolégomènes d’Ibn Salah, dans lesquels il a traité les différents genres de « sciences » des hadîths. Mais il faut absolument contextualiser ses propos et ne pas reproduire les controverses d’antan en les intégrant dans un manuel destiné aux adolescents aujourd’hui.
« La question du rapport de la raison et de la foi n’est pas spécifique à la tradition arabo-musulmane »
La tradition arabo-musulmane repose historiquement sur une conciliation entre la raison
et la foi, la philosophie et la religion, depuis Averroès. Est-elle désuète ou menacée ?
Vous convenez bien que la question du rapport de la raison et de la foi n’est pas spécifique à la tradition arabo-musulmane. D’ailleurs, cette polémique subsiste toujours dans certains milieux ecclésiastiques en Europe et aussi aux États-Unis d’Amérique à propos du créationnisme et de la sélection naturelle. Cependant, Averroès fut en effet un grand esprit en forgeant, déjà en son temps, « la double vérité » qui constituait une ouverture avant-gardiste même au niveau de la pensée européenne, à l’époque. Cette conciliation, à mon sens, n’est ni désuète ni menacée. Mais les débats actuels au Maroc s’inscrivent dans le long processus d’intériorisation des principes de la modernité tout en continuant à chercher une possible synthèse qui élude les dérapages et les pathologies de cette même modernité. Des efforts sont fournis afin d’interpréter de façon éclairée les textes fondateurs de la tradition, qui reste très ancrée dans le vécu des marocains, même si elle est revivifiée et fortement « exploitée » par l’islamisme.
Aujourd’hui, quelle place pour la philosophie au Maroc ?
Averroès est mort à Marrakech en 1198. Une page glorieuse du rationalisme et des Lumières arabo-musulmanes a été tournée. Les écrits d’Alain de Libéra montrent, avec éloquence et érudition, l’apport des philosophes arabes et surtout d’Averroès à l’histoire de la philosophie – même si elle est « refoulée » et bannie par la plupart des manuels de philosophie en France et en Europe ! Mais le Maroc a sombré dans le traditionalisme durant plusieurs siècles et la culture marocaine est restée tributaire des référentiels essentiellement religieux. La philosophie fut réintroduite par les autorités du Protectorat [1912-1956] dans le cadre de l’instauration d’un système d’enseignement français. Il est vrai qu’un ensemble de jeunes intellectuels marocains, durant les années trente et quarante du siècle dernier, ont commencé à s’intéresser à certains courants philosophiques, sous l’influence des écrits de la pensée de la Nahda [un mouvement culturel, politique et religieux de renaissance arabe moderne] provenant du Machrek [Moyen-Orient] arabe ou de l’Europe. Mais l’acte « fondateur » de la pensée philosophique au Maroc était annoncé par Mohammed Aziz Lahbabi [1922-1993] par son livre De l’être à la personne. Essai de personnalisme réaliste [PUF, 1954]. Il était imprégné par la philosophie d’Emmanuel Mounier [1905-1950] et de Henri Delacroix [1873-1937]. Il avait le courage de revendiquer son identité de « philosophe » dans un milieu réticent à cette discipline. D’ailleurs, rares sont les philosophes marocains qui se présentent dans la scène publique en tant que philosophes, à cause des préjugées galvaudés par le sens commun.
« Des noyaux de réflexion ce sont constitués contre les forces de régression intellectuelle et toutes les formes de dogmatisme »
Les années 1960 ont connu l’émergence d’une certaine subjectivité marocaine se tournant vers la modernité. C’est ainsi que les textes des grands philosophes, transmis essentiellement à travers la langue française, sont introduits dans le champ culturel marocain. Les grandes figures de la pensée marocaine moderne, depuis les années 1960, n’avaient aucun complexe à débattre avec l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, la pensée de Michel Foucault, le marxisme de Louis Althusser, la critique de Roland Barthes (il a d’ailleurs enseigné au début des années 1970 à la faculté de Rabat), ou la déconstruction de Jacques Derrida. Abdelkébir Khatibi [1938-2009], éminent penseur marocain, incarnait cet élan intellectuel de conversation et d’échange avec les philosophes, français essentiellement.
Aujourd’hui, après la mort de Abdelkébir Khatibi et de Mohamed Abed Al-Jabri [1935-2010], un nombre de disciples poursuivent leurs travaux. Des noyaux de réflexion ce sont constitués à travers les universités marocaines, engagés dans la résistance, par l’enseignement, les écrits et les interventions dans les débats publics, contre les forces de régression intellectuelle et toutes les formes de dogmatisme, religieux ou autre.
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