Médias

«La justice nous a donné raison, mais notre journal est mort»

Alors que le pouvoir renforce toujours plus sa mainmise sur les médias, la justice hongroise vient de déclarer «illégale» la fermeture du journal de centre-gauche «Népszabadsag», que «Libération» avait accueilli dans ses colonnes.
par Florence La Bruyère, correspondance à Budapest
publié le 11 janvier 2017 à 16h20

C'était le dernier gardien de la liberté de la presse. La justice hongroise vient de déclarer «illégale» la fermeture du journal de centre-gauche Népszabadsag. Le premier quotidien national, qui dénonçait régulièrement la corruption et l'autoritarisme du gouvernement de Viktor Orbán (droite nationaliste populiste), avait brutalement cessé de paraître le 8 octobre. Les journalistes s'étaient vu bloquer l'accès à leur bureau et à leur messagerie par l'éditeur Mediaworks, propriété du magnat autrichien Heinrich Pecina. Officiellement parce que le quotidien perdait beaucoup d'argent.

Mais fin octobre, l'Autrichien vendait tous ses titres – Népszabadsag et une douzaine de titres régionaux – au groupe Opimus, lié à un fidèle de Viktor Orbán. Le prestigieux quotidien était enterré, ses journalistes licenciés. Saisi par le comité d'entreprise, le tribunal du travail a rendu un jugement définitif le 5 janvier : l'actionnaire n'a pas respecté la loi qui impose de négocier avec le comité d'entreprise.

Selon Máté Dániel Szabó, directeur de projets de l'association Union pour les libertés civiles (Tasz), qui a fourni un avocat à la rédaction, «il était important de montrer que, contrairement aux discours officiels clamant qu'il n'y avait rien d'illégal dans cette mesure économique, le droit avait bien été bafoué ; et que, si le propriétaire l'avait respecté, les chances de survie du quotidien auraient été plus grandes». La rédaction – que Libération avait accueilli dans ses locaux puis ses pages le 15 novembre – avait en effet un projet de relance mais n'a jamais pu rencontrer la direction.

A (re)lire aussi : Notre édition spéciale avec la rédaction de «Népszabadsag»

Pour Gabor Horváth, ancien chef du service Monde du quotidien, ce jugement est «une victoire à la Pyrrhus». Et de soupirer : «Certes, la justice reste indépendante, et elle nous a donné raison. Mais il n'y a aucune sanction contre l'employeur ! Et notre journal est mort.» Une partie de la rédaction souhaite fonder un site internet mais ne trouve pas de financeurs. «Investir dans la presse indépendante, c'est risquer de déplaire au pouvoir, et d'être harcelé par le fisc et écarté des appels d'offre publics», analyse Gabord Horváth.

Détecteur de mensonges pour les journalistes de «Fejér Megyei Hirlap»

Piètre consolation donc, venue de la justice. C'est néanmoins vers elle que se tourne également le journaliste Ernö Klecska, après dix-sept ans passés au journal Fejér Megyei Hirlap à Székesfehérvár, la ville natale de Viktor Orbán (à 65 kilomètres de Budapest) et l'un des quotidiens régionaux rachetés par le groupe proche du Premier ministre. Dès son arrivée, le nouveau directeur du groupe, un fidèle de longue date d'Orbán, a imposé la même interview du Premier ministre en une de tous les journaux locaux.

Pour Noël, rebelote, les lecteurs ont de nouveau droit à une interview du Premier ministre sur une page entière. Mais un farceur s'introduit dans le système informatique. Le 24 décembre, les abonnés du Fejér Megyei Hirlap découvrent dans leur boîte aux lettres une édition pimentée de commentaires espiègles. «Si la Hongrie est un îlot de stabilité dans ce monde en ébullition, c'est parce que nous, nous demandons l'opinion de la population», déclare Orbán. «Opinion qui, d'ailleurs, ne nous intéresse pas», a rajouté le plaisantin. «En 2017 et 2018, il y aura une augmentation des salaires des infirmières et des médecins», affirme Orban. «Et du nombre de cadavres dans les hôpitaux», renchérit le hackeur railleur, qui fait allusion aux deux morts découverts dans les toilettes d'hôpitaux avant Noël, à Budapest et en province – dont l'un était décédé cinq jours auparavant.

Suivent d'autres facéties à l'avenant. Du «sabotage», selon la direction. Le journaliste Ernö Klecska et quatre de ses collègues sont convoqués. «Ils étaient une dizaine, des représentants de la direction et trois avocats. Ils nous ont posé les mêmes questions pendant dix heures : "Qui a fait ça ?" Chacun était interrogé à tour de rôle, puis emmené dans une autre pièce pour qu'il ne puisse pas parler aux autres, avant d'être à nouveau questionné», relate Ernö Klecska. On menace l'un des journalistes d'utiliser le détecteur de mensonges. Comme sous les années staliniennes, la torture et le goulag en moins.

Ernö Klecska et ses collègues sont licenciés dans la foulée. Pourtant, on sait déjà que le hackeur a piraté un ordinateur qui n'est pas situé à Székesfehérvár, où travaille le journaliste, mais à Veszprém, la capitale régionale où le journal est fabriqué avant d'être dispatché dans les autres villes du comté. «Le hacking est peut-être une farce, ou une vengeance. Mais on ne peut exclure qu'il ait été monté en haut lieu pour nous licencier plus facilement», suggère Ernö Klecska.

Rien, pas même la justice, ne freine l’appétit de la droite au pouvoir. Après avoir fait main basse sur l’audiovisuel public et avoir acquis, via des oligarques, la deuxième chaîne commerciale et le premier portail du pays, elle est en passe de contrôler la totalité de la presse régionale. Ce n’est plus un empire médiatique que bâtit Viktor Orbán, mais un monopole.

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