13 Novembre

Comment la DGSE traquait Abaaoud de longue date

13 Novembre, l'enquêtedossier
Plusieurs notes des renseignements, que «Libération» a pu consulter, éclairent le parcours de l’organisateur présumé des attentats de Paris. Les services, qui le suspectaient de vouloir frapper la France depuis des mois, n’ont pu le neutraliser.
par Pierre Alonso et Willy Le Devin
publié le 12 janvier 2017 à 20h46

La DGSE a vu venir les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis. C'est ce que révèlent plusieurs dizaines de notes de la Direction générale de la sécurité extérieure, consultées par Libération, qui viennent d'être versées au dossier d'instruction. Au printemps, les juges ont saisi le ministère de la Défense pour obtenir leur déclassification, une démarche assez courante dans les affaires de jihadisme, où les frontières entre éléments de renseignements et actes judiciaires, ainsi qu'entre intérieur et extérieur, sont ténues. La demande a abouti au mois de novembre, quand la commission consultative du secret de la défense nationale a donné son feu vert à la déclassification de quarante-cinq «notes» et «messages». Le contenu y est en partie expurgé, pour «protéger l'efficacité des procédures et méthodes de travail» de la DGSE, indique la commission dans son avis.

Ces documents permettent de mieux appréhender ce que savaient les renseignements extérieurs avant les attentats qui ont fait 130 morts. Et ils savaient beaucoup de choses. Dans une note du 29 septembre 2015, soit un mois et demi avant les attaques de Paris et Saint-Denis, la DGSE écrit : «"L'Etat islamique" (EI) procéderait depuis Raqqa à la création d'une réserve de combattants destinés à commettre des attentats [en France].» Une description terriblement ressemblante à ce qui se passera le soir du 13 Novembre. Les modes opératoires choisis par l'EI sont aussi identifiés. Début septembre, une note de synthèse intitulée «L'Etat islamique, entre conquête territoriale et menace globale» pointe, dans un langage militaro-administratif, la menace liée à «la projection de cellules constituées hors du théâtre syro-irakien, conçues par le commandement de l'"Etat islamique"».

Un attentat vient alors d'être évité de justesse, confirmant la volonté de l'EI de frapper l'Europe, et particulièrement la France : le 21 août, Ayoub el-Khazzani, un Marocain passé par Molenbeek, en Belgique, monte dans un Thalys Bruxelles-Paris armé d'une kalachnikov. Des soldats américains présents par hasard l'empêchent in extremis d'utiliser son arme. Après plus d'un an de silence, El-Khazzani finira par avouer au juge avoir agi sous les ordres d'Abdelhamid Abaaoud, avec qui il s'était infiltré en Europe, comme l'a révélé le Centre d'analyse du terrorisme.

«170 combattants»

En cette fin d'été 2015, ce Belgo-marocain retient donc toute l'attention de la DGSE. Si aucune note déclassifiée antérieure au 13 Novembre ne fait le lien entre El-Khazzani et Abaaoud, la menace que fait planer ce dernier est particulièrement détaillée. Une note de quatre pages, partiellement retranscrite, lui est entièrement consacrée le 9 septembre : «Abdelhamid Abaaoud, acteur clé de la menace projetée vers l'Europe.» Ce cadre de l'EI, qui a rejoint le groupe en 2013, «pourrait [plusieurs mots sont biffés, ndlr] être responsable d'un projet de sélection de volontaires pour des attaques terroristes en Europe». La DGSE précise également, dix jours avant les attaques de Paris, qu'Abaaoud «aurait été promu au sein de l'Etat islamique» : «170 combattants à Deir el-Zor seraient sous son commandement.»

Tout au long de l'année 2015, son nom revient lors du démantèlement de groupes jihadistes. Le plus important est celui de la cellule de Verviers, en Belgique, consécutif aux attentats commis contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le coordonnateur de la cellule se révèle rapidement être Abaaoud, revenu clandestinement en Grèce téléguider ses ouailles, avant de repartir en Syrie, échappant à nouveau et de justesse à toutes les polices européennes. Preuve du sérieux accordé à cette menace, la DGSE publie le 4 septembre un message, marqué «immédiat» mais largement expurgé lors de sa déclassification, indiquant que «la neutralisation [d'Abaaoud] est devenue une priorité urgente pour le service».

Puzzle

Ce jour-là, François Hollande explique aux auteurs du livre «Un président ne devrait pas dire ça» qu'un immeuble de Raqqa abrite des «jihadistes qui viennent de l'étranger, soit pour en faire des combattants sur place, soit pour retourner en Europe et frapper leur pays d'origine». Le président de la République ne le désigne que par la périphrase «un Belgo-Marocain», mais c'est bien Abaaoud qu'il vise. L'idée de «frapper» cet immeuble sera finalement abandonnée dans les jours qui suivent en raison de la présence de civils, toujours selon les confidences de Hollande. Dans la note du 9 septembre, la DGSE remarque : «En l'état actuel des accès et capacités du service, aucune action d'entrave [arrestation ou plus probablement élimination physique, ndlr] ne peut être menée à courte échéance.» Le service de renseignement indique qu'il «cherche prioritairement à identifier les opérationnels qui seraient projetés en Europe».

A ce moment-là, Abaaoud ne se trouve de toute façon plus en Syrie. Il a déjà pris la route de l'Europe et se cache quelque part, après être passé à Budapest début août. Le 3 novembre, la DGSE écrit pourtant qu'il se «déplacerait souvent entre Deir el-Zor et la ville de Mayadin», en Syrie.

Dans le même message, elle cite aussi Mohamed Abrini, «dans le cadre du dossier Abaaoud». Abrini, aperçu avec le commando de Paris les jours précédant l'attaque, a avoué être l'un des poseurs de bombe à l'aéroport de Bruxelles le 22 mars. Autant de pièces d'un puzzle que les services français et européens n'ont pas pu assembler à temps. Devant la commission d'enquête parlementaire, le directeur de la DGSE l'avait affirmé très posément : «Les attentats du 13 Novembre représentent évidemment pour moi un échec.»

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