Vidéos falsifiées, politiciens piégés : l’art russe du « kompromat »

Vidéos falsifiées, politiciens piégés : l’art russe du « kompromat »

« Kompromat » : le mot a été utilisé pour décrire le récent rapport controversé sur Trump. Les services secrets russes excellent dans cette récolte de « matériel compromettant ».

Par Fabrice Deprez
· Publié le · Mis à jour le
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(De Moscou) Les allégations publiées sur Donald Trump dans une série de notes rédigées par un ancien des services secrets britannique ont été accueillies avec ébahissement et scepticisme, et suscité la rage du Président élu américain à moins de dix jours de son investiture.

Mais en Russie, c’est une sensation d’étrange familiarité qui prévaut, notamment lorsque le rapport évoque une vidéo de Donald Trump batifolant avec des prostituées, vidéo qui serait conservée au chaud par le FSB, le renseignement intérieur russe. Le rapport emploie même le terme russe pour désigner ce type de vidéo  : « kompromat », la contraction de « matériel compromettant ».

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Le concept de kompromat est bien connu des Russes, tant il secoue régulièrement la vie politique du pays depuis la chute de l’URSS. Ce type de chantage – le plus souvent à caractère sexuel – est sans doute loin d’être l’apanage exclusif des services de sécurité russe, mais ces derniers l’ont élevé depuis plusieurs décennies au rang d’art, s’attaquant aussi bien aux diplomates étrangers qu’aux opposants intérieurs.

Chambre d’hôtel

En Russie, l’une de ses dernières victimes s’appelle Mikhail Kassianov. En avril 2016, ce leader d’un des principaux partis d’opposition russe est le sujet principal d’un documentaire diffusé par NTV, une chaîne de télévision privée proche du pouvoir.

Le clou de cette «  investigation  » est une vidéo granuleuse et en noir et blanc montrant Kassianov dans une chambre d’hôtel avec une de ses collègues du parti PARNAS, alors que l’homme politique est marié avec une autre femme. Dans la vidéo, on entend aussi Kassianov critiquer deux autres leaders de l’opposition, Alexeï Navalny et Ilia Yashine.

Capture d'cran
Capture d’écran

Pas grand monde dans le pays ne doute que la vidéo est l’œuvre des services de sécurité russes, qui se seraient ensuite contenté de la passer à NTV. Cela n’empêchera pourtant pas le film de parfaitement remplir sa mission  : déjà largement affaibli par la pression permanente du Kremlin ainsi que par des conflits internes, la vidéo va conduire le mouvement au bord de l’explosion, plusieurs figures du parti refusant que Kassianov (qui fut premier ministre de 2000 à 2004) reste tête de liste pour les élections parlementaires. La vidéo, disent-ils, l’aurait trop décrédibilisé.

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Les « guerres de kompromat »

Quelques mois plus tard, l’opposition russe subira un cuisant mais prévisible échec à ces élections, ne parvenant à placer aucun de ses membres à la Douma.

L’utilisation de kompromat pour affaiblir ses adversaires politiques remonte aux affrontements entre oligarques dans la Russie des années 90. Les «  guerres de kompromat  » voient ces hommes d’affaires et hommes politiques, souvent eux-mêmes propriétaires de journaux et de chaînes de télé, se dénigrer à coup d’accusations outrancières et de photographies salaces, diffusées dans les médias mais aussi sur de simples brochures distribuées dans les grandes villes du pays.

L’apothéose vient en janvier 1999 quand Youri Skouratov, le procureur général de Russie, se voit sommé de démissionner à cause d’une vidéo censée le montrer au lit avec deux prostituées. Lorsque Skouratov, qui enquêtait alors sur des soupçons de corruption autour du clan Eltsine, tentera de contester son départ, la vidéo sera diffusée directement à la télévision russe.

Poutine à la télé

Le directeur du FSB lui-même, un certain Vladimir Poutine, apparaîtra à la télévision pour assurer le public russe de l’authenticité de la vidéo. Skouratov, qui dément être l’homme apparaissant dans la vidéo, sera lui officiellement renvoyé quelques jours plus tard.

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Mais si ces exemples particulièrement médiatiques donnent l’image d’une arme destinée avant tout à salir ses adversaires, le kompromat, dans la Russie moderne, se veut la plupart du temps discret. «  Le kompromat n’est pas collecté dans le but d’être publié  », affirme le politicien et opposant russe Georgy Satarov sur sa page Facebook.

Pourquoi  ? Pour un fonctionnaire russe cité par la spécialiste de la Russie Alena Ledeneva, c’est simplement parce que «  tout le monde comprend parfaitement que du kompromat peut toujours être découvert ou produit pour neutraliser quelqu’un dans le système  ». Le kompromat n’est ainsi pas dirigé uniquement contre les opposants politiques, mais vise potentiellement n’importe quel fonctionnaire, officiel ou politicien russe. Dans de telles conditions, l’idée du kompromat plutôt que le kompromat lui-même suffit alors à discipliner la politique russe.

L’hirondelle et l’ambassadeur

Mais si le kompromat est devenu depuis les années 90 une arme de politique intérieure redoutable, il a d’abord été utilisé par les services secrets soviétiques contre les étrangers.

En 1964, c’est Maurice Dejean, l’ambassadeur français à Moscou, qui en fait les frais  : séduit par une «  hirondelle  », le petit nom de ces espionnes russes chargées de séduire les diplomates occidentaux, Dejean est renvoyé par De Gaulle manu militari (la machination avait été révélée par le passage à l’Ouest d’un agent du KGB). «  Un peu plus, et les collections de nos télégrammes passaient au Kremlin  !  », se serait exclamé De Gaulle.

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Tous les hôtels où peuvent loger des étrangers sont alors remplis de mouchards, avec cet objectif simple  : enregistrer ou photographier des actes embarrassants afin de forcer la victime à «  coopérer  » avec le KGB.

Des infos publiées contre de l’argent

Véritable symbole de la guerre froide, ce type de pratiques n’a pourtant pas cessé avec la chute de l’URSS  : ainsi, en 2009, une vidéo fait surface, prétendant montrer un diplomate américain ayant des relations sexuelles avec des prostituées. Washington dément fermement, parlant d’une vidéo « clairement falsifiée », mais les médias russes se régalent.

Signe des temps, c’est sur un site internet dédié au kompromat («  kompromat.ru  ») que la vidéo a d’abord été publiée. Le créateur du site avait admis un an plus tôt au site américain Wired se financer en publiant des informations contre espèces sonnantes et trébuchantes, faisant de lui un canal idéal pour des politiciens désireux de régler des comptes. Kremlin inclus  ? «  Je ne suis dans aucun camp  », affirmait-il à l’époque.

Toujours actif, kompromat.ru n’est aujourd’hui qu’un des nombreux sites de l’internet russophone spécialisé dans la diffusion de rumeurs et d’informations compromettantes sur des politiciens et hommes d’affaires de tout poil. Une activité qui, avec l’avènement de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, pourrait bien traverser l’Atlantique.

Fabrice Deprez
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