Zappa, en verve et contre tous

Rééditions des premiers albums du guitar hero, pervers, bizarre et rigolo de Californie. Dont ce “We're only in it for the money”, manifeste vraiment révolutionnaire, avant-gardiste et magnifique, qui se moque de tout. Y compris des Beatles.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 14 janvier 2017 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h32

En 1968, Frank Zappa a 28 ans. On ne la lui fait déjà plus depuis longtemps. La grande vibration hippie de l’été de l’amour l’a (au mieux) laissé de marbre. Les aventures rock de l’époque ne trouvent pas grâce à ses yeux. Sgt. Pepper’s, le chef-d’œuvre psyché des Beatles, et les inventions sur lesquelles toute une génération s’extasie ne sont pour lui, amateur de Varèse et de Stravinski, que vaguelettes sans conséquences. Le guitariste californien ne déteste pas l’album (« c’est pas mal »), mais les Beatles lui semblent appartenir à un autre monde que le sien : « Ils ne m’ont jamais fait fantasmer, avouait-il à la fin des années 1980. J’avais le sentiment, à l’époque, qu’ils n’étaient motivés que par l’argent [« They were only in it for the money »] — c’était un argument difficile à faire entendre. » Il ne se gêne pas pour autant. Au plus chaud de 1968, année chaude, sort We’re only in it for the money, le premier album phare des Mothers of Invention. La photographie de groupe de la pochette, signée Jerry Schatzberg qui vient de faire poser les Stones en filles, est une parodie de Sgt. Pepper’s. Les Mothers arborent leurs plus belles robes et leur pilosité la plus hirsute. Jimi Hendrix fait de la figuration à leur côtés. Ça pourrait faire rire les Beatles, mais pas du tout. Zappa téléphone à McCartney qui lui conseille de parler à son manager. Zappa a beau rétorquer que c’est aux artistes de prendre les décision eux-mêmes, la sortie est retardée, l’image censurée, remplacée pendant des années par une photo des Mothers patibulaires qui figure à l’intérieur du disque.

« La différence la plus frappante entre les Beatles et les Mothers of Invention n’est pas tant dans la musique que dans son approche, écrit alors un critique du New York Times. Les Beatles ont le désir de plaire à leur public, alors que les Mothers mettent celui-ci au défi. » Créées en 1965 dans le Los Angeles des premiers hippies (mais aussi celui des émeutes de Watts auxquelles Zappa fait bien plus attention), les « Mères de l’invention » forment une sacrée bande. Selon le critique Nick Cohen, elles évoquent « un gang de bikers qui débarque pour piller votre maison et kidnapper votre fille – même si plutôt que de la violer, ils lui font écouter du Stravinski ». Des punks avant l’heure qui refusent toute logique de système et militent activement pour une musique franchement révolutionnaire. Dans ses paroles drôles et caustiques prenant pour cible toutes les couches de la société, et pas seulement celle du spectacle, Zappa parle au nom des freaks, les vrais marginaux, irréductibles irrécupérables qui ne se retrouvent dans aucun mouvement (en 1968, Gilbert Shelton lance sa fameuse série BD, les Freak Brothers) et dessinent eux-mêmes les contours de leur propre univers.

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Considéré à raison comme un des sommets de l’œuvre de Zappa (trois albums derrière lui, une trentaine à venir), We’re only in it for the money est le meilleur témoignage de cette époque agitée, pendant laquelle le groupe s’était installé à New York pour fixer ses règles et s’imposer sur le front de l’avant-garde. Le soir, il se produit pour trois dollars au Garrick, un petit théâtre de Greenwich Village. Les Mothers jouent (très) fort, ricanent entre eux, démembrent des poupées sur scène et, sur fond de projections, développent un son agressif mais particulièrement inventif qui, entre passion et dérision, creuse les racines de la musique populaire américaine. Le reste du temps, le groupe est en studio. Sous les ordres d’un Zappa un peu tyrannique, les Mothers s’immergent dans un cycle d’albums sobrement baptisé : « projet sans potentiel commercial » (où figurent aussi Ruben and The Jets, Lumpy Gravy et Uncle Meat).

Produit par leur mentor Tom Blanchard Wilson, un des rares producteurs black de l’époque (qui fit beaucoup pour Dylan, Simon and Garfunkel et le Velvet Undergound), We’re only in it for the money échappe à tous les formats. Dix-huit morceaux sur deux faces, certains d’à peine une minute, alors que le délire final, The Chrome Plated Megaphone of destiny se distord sur plus de six minutes. La musique est un montage mouvementé d’influences rock et doo-wop et de digressions très libres, collage d’harmonies lumineuses et de voix blanches, trafic de sons, inventions instrumentales et piratages d’ondes. Avec l’humour féroce et débile qui va faire sa signature, Zappa envoie des piques tous azimuts. Dans Concentration Moon, il s’en prend au système, à la police qui a brutalement réprimé les manifestations pour les droits civiques et qui cogne les étudiants partout dans le pays. Il rend hommage au passage au Velvet Underground (« un groupe encore plus pourri que celui de Zappa »). Les policiers et les réacs en prennent pour leur grade, mais les Mothers n’épargnent pas leurs propres « frères » de la génération hippie, leur naïveté dans Who needs the peace corp ?, leurs illusions dans Absolutely free (citation fendarde de Hey Joe) ou Flower Punk, le bien-nommé.

L’album est favorablement accueilli et se taille même un petit succès (trentième au hit-parade américain), la carrière est lancée. Zappa s’impose comme le porte-parole révolutionnaire qu’il refusera d’être. Et il ne serait pas tout à fait Zappa sans les provocations salaces et énormes, les saynètes orgasmisques qui vont peupler sa musique. Dans Harry you’re a beast, la femme intime l’ordre à son homme, dont elle ne veut pas, de ne pas « jouir à l’intérieur. » Censure immédiate. La maison de disque fait passer la phrase à l’envers pour la rendre inintelligible. D’autres chansons sont tronquées, certaines phrases coupées (comme l’allusion au Velvet) sans que Zappa en soit informé. En 1984, il publiera We’re only... à nouveau avec les paroles d’origine, mais il est resté longtemps fâché à cause des misères faites à ce disque. Quand il fut élu parmi les meilleurs albums de tous les temps, Zappa maugréa : « Je préfère que la récompense aille à ceux qui ont censuré cet album, ils la méritent plus que moi. »

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