Pourquoi certains médias ne veulent plus de commentaires sous leurs articles ?

L'hebdo belge “Le Vif/L'Express” a décidé de fermer la possibilité de commenter les articles sur son site. Jadis vus comme une manière d’échanger avec ses lecteurs, ces sections ont désormais mauvaise presse sur de nombreux sites de médias.

Par Jérémie Maire

Publié le 13 janvier 2017 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h33

Il fallait autrefois prendre la plume pour écrire à son journal et être publié dans la rubrique « courrier des lecteurs » (celle-ci est d’ailleurs toujours présente dans Télérama). Avec l’avènement de la presse en ligne, les sites d’info ont créé des sections sous leurs articles pour permettre aux lecteurs de s'exprimer. Un formidable moyen, croyait-on pour créer de l'interaction. Mais ces espaces ont aussi « ouvert la boîte de Pandore », explique Vincent Genot, rédacteur en chef adjoint du site de l’hebdo belge Le Vif/L'Express.

Son titre, comme les autres appartenant au groupe de presse flamand Roularta, a décidé d’en finir avec ces commentaires, en fermant la section dédiée. Dans un éditorial publié mardi 10 janvier 2017, le journaliste justifie cette décision radicale : « Nous estimons que le caractère trop souvent virulent et irrespectueux des échanges y rend impossible tout dialogue constructif. »

Pour Le Vif, c’est une « bonne résolution pour débuter 2017 ». Pour l’Internet mondial, c’est presque une lame de fond. En Amérique du Nord, voilà déjà près de cinq ans que certains sites se passent de l’avis de leurs lecteurs : lorsque The Atlantic a lancé sa déclinaison économique Quartz, en 2012, c’était sans espace de commentaires. Des sites de quotidiens (Chicago Sun-Times, Toronto Sun), des publications scientifiques (Popular Science), des pure-players (Mic, Recode, The Verge, Motherboard, The Daily Beast) ou de grands médias (CNN, Bloomberg, Reuters) ont emboîté le pas de manière plus ou moins radicale, en supprimant la section sur tout leur site ou sous certains articles qui pourraient engendrer un déferlement de propos haineux. En France et en Europe, la question revient régulièrement face à l’inanité de certains commentaires, quand ils ne sont pas injurieux, diffamants ou menaçants.

The Atlantic s’en amusait d’ailleurs dès 2012 : combien de commentaires faut-il lire « pour perdre foi en l’humanité » ? demandait un journaliste. Réponse : « un seul ». Cachés derrière un pseudo, expliquait le New Yorker en 2013, les internautes se sentiraient « beaucoup moins responsables de leurs actes », donc capable de se laisser aller « à déshumaniser les autres et ainsi à devenir plus agressif envers les autres ».

“La maîtrise nous a échappé”, Vincent Génot, du “Vif”

Le but premier de ces commentaires était pourtant positif : permettre à tous d’émettre un avis, apporter des informations ou un point de vue en plus, signaler une erreur. En bref, faire avancer le débat. Mais c’est loin d'être toujours le cas, comme l’a étudié le Guardian, qui s'est penché sur les 70 millions de commentaires laissés sur son site entre 1999 et 2016, constatant notamment qu'il avait fallu en supprimer 1,4 million, ou que sur les dix journalistes les plus attaqués, huit étaient des femmes, les deux hommes restants étant noirs.

« Nous avons été naïfs de penser que cet Internet participatif serait la panacée, regrette aujourd’hui Vincent Génot. La maîtrise nous a échappé. A l’arrivée de Facebook, nous étions trop focalisés par l'idée de placer des articles sur Google. On ne s’est pas rendu compte de l’impact que ces commentaires pouvaient avoir sur les sites, sur leur contenu et sur la société. »

Si le groupe Roularta ferme ses commentaires, c’est justement pour cette raison : « Nous sommes face à une libération de la parole, sans aucune règle pour la cadrer. Cela nous attriste beaucoup : tout ce déferlement de haine participe à une ambiance délétère, qui trouve un impact dans la société. Laisser les commentaires ouverts, c’est ouvrir un boulevard au populisme. Nous refusons d’être des caisses de résonance pour des idées nauséabondes. Et cela décourage les commentaires positifs : faites fuir les dégoûtés, il ne restera que les dégoûtants. »

Les internautes des sites qui ont fermé la porte aux commentaires ne s'en sont d'ailleurs pas forcément plaint. En 2014, Slate rapportait que le National Journal américain avait vu le nombre de pages vues visitées augmenter de plus de 10 %, le nombre de visiteurs uniques s’accroître de 14 % et le nombre de lecteurs revenant sur le site faire un bond de 20%.

“S'identifier sous son vrai nom est vital pour la civilité en ligne.”  Christopher Wolf, président du Comité contre la haine en ligne

Comment est-on arrivé à subir ainsi la loi des plus haineux ? Il faut d'abord noter que les internautes ignorent souvent les risques qu’ils encourent à publier des commentaires outrepassant les limites : « Les gens sont mal éduqués à Internet et commentent sans réfléchir, estime Vincent Génot, du Vif. Ils ignorent que leurs propos sont parfois juridiquement graves. La police est venue nous demander des adresses IP d’internautes qui postaient des menaces de mort. »

Dans un débat organisé par le New York Times, Christopher Wolf, président du Comité contre la haine en ligne de la Ligue anti-diffamation, expliquait ainsi le problème : « Les commentaires ont échoué à cause d’un manque de responsabilité » des sites ou « des réseaux sociaux (Facebook excepté) qui encouragent l’anonymat (...) Ce potentiel de haine et d’abus se transmet facilement de plateforme en plateforme. Reprendre tout à zéro dans ces sections à commentaires est peut être la seule solution, avec l’obligation d’utiliser son vrai nom comme règle : s'identifier est vital pour la civilité en ligne. »

Le site de débats de société Newsring, lancé par Webedia et Frédéric Taddeï en 2011 et disparu en 2014, avait d’ailleurs inscrit cette condition sine qua non dans ses règles pour ceux qui voulaient participer. L’expérience s’était montrée plutôt concluante et les débats de bonne tenue. En Suisse, le site du Matin impose à ses commentateurs de s’enregistrer par SMS (garantissant l’identité, les citoyens suisses devant présenter un document officiel pour obtenir un numéro de téléphone), complété par une « tolérance zéro », comme l’explique son rédacteur en chef adjoint Philippe Messeiller. Avec pour résultat immédiat « une baisse du nombre de contributeurs, mais une hausse au niveau du débat ».

“Il faut aider et laisser de la place à ceux qui ont des choses intéressantes à dire.” Le journal suisse “Le Matin”

Mais si certains sites ont préféré fermer leurs commentaires, c'est après avoir fait le constat que le débat s’est désormais déporté sur les réseaux sociaux – c’est la justification du site américain Mic, par exemple. Le risque étant dès lors de voir le problème se déplacer. On constate d'ailleurs que sur Facebook, commenter en son nom propre n’empêche en rien les dérapages. Des rédactions comme France 3 Midi-Pyrénées, le journal belge De Morgen ou L’Union-L’Ardennais n'ont pas hésité à pointer du doigt leurs lecteurs-commentateurs auteurs de remarques répréhensibles.

Faut-il pour autant museler ses lecteurs ? La Libre Belgique se dit attachée aux commentaires, vus comme « la plus grande plus-value d’Internet, celle de l’interactivité instantanée », tout comme le Guardian, pour qui « les lecteurs enrichissent le journalisme ». Pour le journal suisse Le Matin, « garder la possibilité de commenter sur notre site est important pour le bien du débat public (...) Il faut aider et laisser de la place à ceux qui ont des choses intéressantes à dire, même si cela est dérangeant ou si nous sommes en désaccord. On doit pouvoir débattre de tout ! »

Pour Vincent Génot, du Vif, « fermer les commentaires n’a apporté que du positif : nous gagnons du temps et nous nous concentrons à nouveau sur notre cœur de métier, informer ». Mais son média ne s’interdit pas d'autres formes d'échanges avec ses lecteurs, notamment par e-mail. « C’est toujours par courriel que les débats et informations les plus intéressants nous sont arrivés. On propose souvent des cartes blanches, servis dans la foulée par des “contre-tribunes”. C’est très enrichissant. »

Reste que pour l'instant, on n'a pas vraiment trouvé mieux en matière d'interaction. Pour la chercheuse coréenne Eun-ju Lee, interrogée par le New York Times, « les sections de commentaires sont une expérience importante, qui teste la viabilité de la démocratie délibérative ». « La vulgarité ne fait pas taire la voix de ceux qui prennent l’engagement au sérieux. Créer de l’espace pour que les lecteurs s’attaquent à des sujets qui comptent pour eux est toujours extrêmement important », estime de son côté Samhita Mukhopadhyay, directrice éditoriale de Mic. En attendant que ces sites inventent d'autres formes ouvertes à la participation des internautes, n’hésitez pas à commenter cet article. Pendant que vous en avez encore l’occasion.

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