Non, la grammaire simplifiée n’est pas “négociable”

En réponse au post de blog de notre prof de collège Lucie Martin publié le 3 janvier sur Télérama.fr, trois enseignantes-chercheuses de l’Université Paris Descartes reviennent sur quelques points importants de la réforme des programmes.

Par Emilie Deschellette, Caroline Lachet, Audrey Roig

Publié le 12 janvier 2017 à 07h00

Mis à jour le 30 juin 2021 à 12h28

Suite à la parution du billet de blog En 2017, la grammaire est simplifiée, voire négociable le 3 janvier dernier, plusieurs contributions visant à revenir sur le traitement de l’étude de la langue en milieu scolaire depuis la récente réforme des programmes ont été publiées ces derniers jours dans différents quotidiens français. En regard des inquiétudes qu’elles ont soulevées, nous avons choisi de revenir sur trois points en particulier : la notion de prédicat, la distinction entre compléments de verbe et compléments de phrase, et le principe, plus curieux, de « grammaire négociable ».

Le prédicat, d’abord, s’il est certes « issu du travail des linguistes », n’est pas une notion entièrement neuve dans l’histoire de l’enseignement : au Québec, la grammaire rénovée du français, proposée dans les programmes scolaires de 1995, faisait déjà état d’une division de la phrase en « sujet + prédicat + complément de phrase ». Bien avant, en 1660, d’inspiration aristotélicienne, la Grammaire générale et raisonnée de Port Royal, qui a longtemps servi de base à l’enseignement de la grammaire, mentionnait deux éléments constitutifs de la proposition (logique) : le sujet, « qui est ce dont on affirme » (p. 23), et l’attribut, « qui est ce qu’on affirme » (p. 24).

Sujet + copule + attribut

Les termes et les concepts associés étaient d’ailleurs retrouvés à l’identique dans la Nouvelle grammaire française, sur un plan très méthodique de Noël et Chapsal (1823 et suiv.), ouvrage qui a largement contribué à la diffusion de l’analyse logique de la proposition dans le milieu de l’enseignement. C’est ainsi que chaque proposition se laissait décomposer de la façon suivante : sujet (ce dont on parle) + copule + attribut (ce qu’on dit au sujet de ce dont on parle). Bien que le cœur même de l’analyse logique ait été aujourd’hui abandonné, les programmes de 2016 ont donc récupéré une paire de notions qui doit permettre à l’élève de mieux comprendre la façon dont est structuré tout discours : quand on parle, l’on dit toujours quelque chose (le « prédicat ») au sujet de quelque chose (le « sujet ») (cf. programmes scolaires en France, novembre 2015).

Concrètement ? Le binôme « sujet » et « prédicat » est d’application facile et évidente lorsqu’il s’agit de décrire une phrase simple comme le souligne l’auteure du précédent article. La phrase complexe reste plus… complexe ; elle rappelle finalement que l’on ne saurait se passer de la traditionnelle notion de proposition, une phrase complexe comprenant au moins deux propositions. Dans cette optique, la phrase « Lucie a passé de bonnes vacances, le Père Noël a été généreux, les fêtes furent très réussies. », puisqu’elle comporte trois propositions (juxtaposées), compte donc trois sujets et trois prédicats : Lucie (sujet 1) + a passé de bonnes vacances (prédicat 1), le Père Noël (sujet 2) + a été généreux (prédicat 2), les fêtes (sujet 3) + furent très réussies (prédicat 3).

L’adieu au COD, COI et autres compléments : un bien, un mal ?

Simplification de la nomenclature grammaticale ? Pas vraiment à ce stade-ci, mais l’élagage a été opéré à un autre niveau. Ainsi que le dit l’auteure de l’article paru le 3 janvier dernier, la différenciation des types de compléments verbaux est désormais passée à la trappe. Seule l’étiquette « complément du verbe » est restée. Adieu le COD, le COI et les autres compléments, essentiels et seconds, du verbe ! Un mal ? Un bien ? La plupart des manuels scolaires ont néanmoins préservé la distinction COD et COI, dans le but principalement, sinon de conserver un discours aujourd’hui obsolète d’après les prescriptions ministérielles, d’expliquer les règles d’accord du participe passé. Comment enseigner aujourd’hui à un élève l’accord du participe passé avec l’auxiliaire « avoir » sans recourir au « COD » (et sans s’arracher les cheveux au point d’en devenir chauve…) ?

Fondamentalement, les règles d’accord du participe passé sont au nombre de deux : avec « être », le participe passé s’accorde (encore et toujours) avec le sujet ; quand le participe passé s’accompagne de l’auxiliaire « avoir », il s’accorde avec le COD si celui-ci le précède. « Si le COD précède… ». Et si l’on se contentait de poser les questions qui après l’auxiliaire être, quoi après avoir ?

Supprimer le métalangage superflu

Autrement dit, il ne s’agit pas tant de changer les règles de la grammaire que de supprimer, tant que faire se peut, le métalangage superflu dans le cadre de l’enseignement de la maîtrise de la langue française. Ce qu’entendent finalement prôner les nouveaux programmes scolaires, c’est faire passer la découverte du sens avant même les activités d’étiquetage grammatical (rappelez-vous des traditionnelles, mais peut-être inutiles ?, consignes : soulignez le COD en rouge et le COI en vert…). Une fois le compte du participe passé réglé, finalement, à quoi sert-il de distinguer encore le COD du COI ?

Restent alors les compléments essentiels (du verbe), par opposition aux compléments « circonstanciels » (aujourd’hui nommés « de phrase »). A cet égard, deux critiques peuvent être émises : d’une part, il est sans doute dangereux d’opposer les compléments essentiels aux compléments circonstanciels, certains compléments circonstanciels pouvant être essentiels (oui oui ! mais ces cas ne sont jamais discutés dans les classes, évidemment) ; d’autre part, les critères d’identification listés dans le Bulletin officiel de novembre 2015 ne sont pas toujours opératoires.

En effet, la phrase « Plus il mange, plus il grossit » donne à voir deux propositions dont la première peut être considérée comme un complément circonstanciel pour la deuxième (dans l’ordre linéaire). Pourtant, il est difficile de supprimer la première proposition ; elle est donc elle-même essentielle. Quant à ceux qui prôneraient une analyse par coordination ou juxtaposition, nous aurions donc un cas où la proposition coordonnée (ou juxtaposée) n’est pas supprimable.

Suppressibles, déplaçables ou pronominalisables

Par ailleurs, les critères avancés par les nouveaux programmes scolaires pour la différenciation des compléments verbaux et de phrase, qui s’apparentent à trois manipulations syntaxiques de base introduites dès le cycle 3 – la suppression, le déplacement en tête de proposition et la pronominalisation (2015 : 120) –, se montrent problématiques pour qui souhaiterait interroger leur pertinence : les COI, comme les compléments de phrase, sont pour certains suppressibles, pour d’autres déplaçables. Quelques compléments de phrase sont par ailleurs eux-mêmes pronominalisables…
(a) suppression :

(b) déplacement :

(c) pronominalisation :

En effet, il y a de quoi y perdre son latin. Mais qui se cantonne aux manipulations de base sur des phrases relativement simples y retrouvera vite ses jeunes.

La grammaire serait-elle donc affaire de négociations ? Si la « grammaire négociable » est un bien joli concept, elle n’est malheureusement pas encore tout à fait d’actualité : il est vrai qu’il est laissé à l’élève la liberté d’accorder son verbe au singulier ou au pluriel après des sujets tels que « la plupart des enfants », il n’en reste pas moins que les phrases comme « Les cadeaux que Lucie a reçue lui ont plue » restent proscrites. Face à ce genre d’erreurs, il s’agit au premier plan de faire émerger les représentations de l’élève afin de comprendre le chemin qu’il a emprunté pour arriver à ce résultat, pour que l’enseignant puisse, en conséquence, mieux cerner le lieu pour une rétroaction efficace, une correction du point même où le raisonnement a emprunté une voie parallèle.

Réorganiser le système grammatical pour mieux faire comprendre la langue

Finalement, sans doute conviendrait-il à ce jour de ne pas trop vite associer la réforme des programmes, notamment en matière d’étude de la langue, à une baisse du niveau des élèves ; toute simplification de la terminologie n’est pas inéluctablement un nivellement par le bas ; à cette réforme répond une véritable réorganisation du système grammatical enseigné en milieu scolaire en vue d’une meilleure compréhension de la langue.

Il est intéressant de se rendre compte qu’aujourd’hui les objectifs de formation des élèves à l’étude de la langue ont changé : le simple repérage-étiquetage a été repensé à l’aune d’une meilleure « compréhension synthétique du système de la langue » et de son « organisation » (B.O. 2015 : 229, 238). En formation, notamment des enseignants, l’idée est donc de (se laisser) déstabiliser pour parvenir à mieux saisir le fonctionnement linguistique et partant, en rendre l’enseignement plus utile et plus adapté à une meilleure maîtrise de la langue. Cela étant, si le changement effraie, il fait d’autant plus peur que les modifications, ici, sont massives. Dans ce contexte, il peut être rassurant de s’en reporter aux anciens outils utilisés, même si ceux-ci n’ont pas toujours réussi à faire leurs preuves…

Emilie Deschellette, Professeure agrégée en Lettres modernes à l’Université Paris Descartes
Caroline Lachet, Maître de conférences à l’Université Paris Descartes
Audrey Roig, Maître de conférences à l’Université Paris Descartes

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