Driss Jaydane: “On invente le techno-salafisme”
La récente révision de manuels scolaires marocains fait de la philosophie une “matière contraire à l’islam”. Réaction et analyse de l’écrivain Driss Jaydane, qui enseigne cette discipline à Casablanca.
Les nouveaux manuels destinés aux lycéens marocains ont suscité une levée de boucliers des professeurs de philosophie. Pourquoi ?
Driss Jaydane : Au chapitre « philosophie et foi », ce manuel d’instruction religieuse cite un auteur salafiste du XIIIe siècle. La philosophie y est présentée comme une incitation à la dépravation et à la mécréance. Plutôt que de rappeler qu’il existe dans la civilisation arabo-musulmane une tradition conciliant la foi et la raison, ce livre part du principe que la philosophie est contraire à l’islam. À aucun moment il ne mentionne les théologiens qui ont été d’éminents philosophes, comme Averroès. Au contraire, il accrédite l’idée que les philosophes sont des ennemis des croyants. Il n’y a pas de position clairement assumée. Mais des citations ambiguës passent pour des propos décisifs faisant de la philosophie une hérésie, vu l’ignorance de nos élèves. Or, cette éducation religieuse fait partie de l’enseignement obligatoire depuis trente ans. Elle a d’autant plus d’emprise que le wahhabisme [courant rigoriste de l’islam né en Arabie au XVIIIe siècle] est devenu l’imaginaire collectif marocain. Auparavant, le Maroc défendait un islam qui était un modèle d’équilibre entre la rigueur et l’extase, mêlant au sunnisme traditionnel un courant soufi empreint de religion naturelle. Cet équilibre est complètement perdu, au profit d’une fermeture intellectuelle et religieuse.
Le régime dit défendre un islam modéré. Est-ce un paradoxe ?
Pour la première fois, un monarque plutôt démocrate, Mohammed VI, soutient la philosophie et les spiritualités. La situation est inédite quand on sait que la philosophie était condamnée dans les années 1970, car elle avait fortifié les élites antimonarchistes et représentait une menace pour le pouvoir. Aujourd’hui, en tant que commandeur des croyants, le roi fait tout ce qu’il peut pour endiguer les ravages du wahhabisme, qui prône l’univocité en toute chose et un révisionnisme niant tous les apports de la civilisation musulmane s’agissant du brassage des cultures. Pourtant, ce manuel a bien été visé par le ministère de l’Éducation nationale. La situation est inexplicable si l’on n’accepte pas l’idée que le combat idéologique entre rétrogrades et progressistes a lieu partout dans le pays, y compris à l’intérieur des ministères eux-mêmes.
La philosophie est enseignée durant trois ans, au Maroc. De quelle façon ?
Les lycéens apprennent par cœur l’histoire de la philosophie, sous la férule de professeurs qui n’encouragent que très peu la remise en question. Ils lisent des textes enfilés comme des perles dans un tissu d’inepties. En dehors de certains lycées privés, du lycée français Lyautey à Casablanca et de quelques excellents professeurs, l’enseignement de la philosophie est une antiphilosophie, réduite à un discours théologique reposant surtout sur l’absence de réflexion. Les élèves ignorent tout du doute hyperbolique. Les grands philosophes musulmans, comme Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne ou Ibn ’Arabi, pourraient être lus aux côtés des grands textes de la tradition grecque et occidentale. Les jeunes esprits pourraient nourrir un dialogue fécond entre ces références. Mais il n’en est rien. L’obscurantisme court les rues. Comment parler à ces millions de gens persuadés que vous enseignez la mort de Dieu, la haine de la religion et que vous êtes l’ami des pervers sexuels ? Lorsque j’évoque Foucault, les étudiants sont fascinés par l’auteur de Surveiller et Punir. Mais dès qu’ils apprennent sa mort du sida, une partie ne veut plus en entendre parler ! Le développement des humanités pèche, enfin, car beaucoup d’enseignants sont de bons techniciens perclus d’obscurantisme, sans recul critique sur leur discipline. Avec eux, nos jeunes apprennent à calculer dans une absence totale de culture générale. On invente ainsi le « techno-salafisme ».
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