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OGM

Heineken et Carlsberg étudient des bières aux OGM cachés

Les groupes Heineken et Carlsberg ont déposé deux brevets européens pour de l’orge obtenue par mutagenèse. Ce procédé biotechnologique permet selon ses opposants d’obtenir des OGM dits « cachés ». Le flou de la réglementation permettrait de les généraliser sans avertir les consommateurs.

Allez-vous bientôt boire des bières aux OGM ? C’est ce que craignent de nombreuses organisations de lutte contre les organismes génétiquement modifiés. A l’origine de leur inquiétude, l’attribution de deux brevets par l’EPO (office des brevets européens) [1] en avril dernier à Heineken (Pelforth, Desperados, etc.) et Carlsberg (Kronenbourg, 1664, etc.), deux groupes respectivement troisième et quatrième brasseurs mondiaux. Les deux brevets leur permettent d’utiliser de l’orge génétiquement modifiée afin, selon les deux marques, de créer de nouvelles saveurs pour leurs bières. Mais selon les opposants aux OGM, il s’agit d’un nouveau cas « d’OGM cachés ».

Les brevets indiquent que les deux marques comptent utiliser la mutagenèse pour modifier le patrimoine génétique de l’orge. Cette technique, contrairement à la transgenèse, n’implique pas le transfert d’un gène, mais consiste à faire apparaître des mutations dans le génome d’un organisme. Si la mutagenèse est reconnue par la réglementation européenne comme produisant des OGM, ces derniers, lorsqu’ils sont issus de cette technique, sont exclus du champ d’application de la loi. Ils n’ont donc pas à être étiquetés comme OGM — contrairement à ceux issus de transgenèse. Selon les opposants aux OGM, cette exemption permet de créer des « OGM cachés », car ils ne sont pas étiquetés. « Personne ne saura que, dans ces bières, il y a des ferments modifiés par mutagenèse, car ceux-ci ne sont pas encore reconnus légalement comme OGM, explique le faucheur volontaire Jacques Dandelot, à propos de ces deux brevets. Le plus inquiétant, c’est qu’il n’y a aucune traçabilité. »

Si la question est sensible, c’est que de nouvelles techniques de modifications génétiques utilisant la mutagenèse ont fait leur apparition ces dernières années, notamment les organismes modifiés par mutagenèse dite dirigée (par opposition à la mutagenèse aléatoire, qui concerne l’ensemble de l’organisme). On désigne communément ces techniques par l’appellation « New Breeding Techniques » (soit « nouvelles techniques de modification »), abrégées en NBT. Elles connaissent un fort développement, car sont faciles à utiliser et peu coûteuses.

« La nature ne travaille pas sur des cellules, mais sur l’organisme entier » 

Mais elles ne sont pas encore encadrées, la réglementation sur les OGM ne portant que sur la transgenèse. Et les demandes d’encadrement de ces NBT traînent en longueur... Les NBT restent donc qualifiées de « mutagenèse » et produisent des OGM qui n’ont pas à être étiquetés. « Nous sommes à un virage dans la brevetabilité du vivant. Avec l’explosion des biotechnologies, les techniques à disposition des entreprises ont changé », détaille Éric Meunier, expert du groupe indpéendant Inf’OGM. « Ce qui est incroyable dans ce dossier, poursuit-il, c’est qu’ils disent que l’orge peut être obtenue, “par exemple” par mutagenèse. Autrement dit, pas que par mutagenèse. Ça n’a l’air de rien, mais les expressions telles que “par exemple”, qui par définition dressent une liste ouverte, couvrent tout et donc ne désignent rien de précis. » Impossible donc de savoir si les deux brasseurs ont eu recours à ces nouvelles techniques ou non, voire à d’autres formes de modification que la mutagenèse.

Cette absence de détails et de précision laisse pantois Yves Bertheau, directeur de recherche à l’Inra (l’Institut national de la recherche agronomique) : « Je n’ai jamais vu de brevet avec aussi peu de précision », dit-il, avant d’expliquer : « Il est vrai que c’est un jeu classique dans les brevets de ne pas donner toutes les informations, afin que les concurrents ne puissent pas trop facilement copier. Mais à ce point-là, c’est du jamais vu. C’est totalement contraire à l’esprit et à la lettre du brevet », dit le chercheur. En effet, comme l’indique l’EPO sur son site, si « un brevet donne à son titulaire le droit d’interdire à des tiers d’exploiter l’invention à des fins commerciales », le demandeur du brevet doit, « en contrepartie, (…) divulguer intégralement son invention ».

Un champ d’orge.

Contacté par Reporterre, Kronenbourg, qui appartient au groupe Carlsberg, répond dans un courriel que l’entreprise « s’engage à respecter les normes internationales les plus rigoureuses en matière de qualité et de sécurité des ingrédients alimentaires et par conséquent toutes nos marques de boissons sont produites avec des matières premières non-OGM et des levures ». Sans plus de détail.

Du côté de Heineken, le besoin de « rassurer » est plus saillant. Répondant au téléphone à Reporterre, le porte-parole de la société affirme n’avoir « aucune volonté de commercialiser des bières aux OGM ». Il assure que « ces brevets ont pour seul objectif d’améliorer les connaissances scientifiques sur la production d’orge. Ce que l’on fait à Heineken n’a rien à voir avec des OGM, car on ne cherche pas à couper le gène pour le remplacer [comme c’est le cas dans la transgenèse]. On fait des croisements qui peuvent arriver tous les jours dans la nature, via la pollinisation, par exemple. À travers ces brevets, c’est de la recherche pour marier une famille d’orge à une autre ».

Une argumentation classique de la part de ceux faisant usage de la mutagenèse, qui mettent en avant que des mutagenèses se produisent fréquemment naturellement, conséquence de l’adaptation des plantes à leur environnement. On parle alors de « procédés essentiellement biologiques », lorsque la technique reproduit ce qui peut se faire naturellement. Procédés qui, s’ils sont exclus de la réglementation des OGM, ne sont normalement pas brevetables, justement parce qu’ils reproduisent des procédés naturels. La différence, c’est que lorsqu’ils sont déclenchés par une intervention humaine, ces processus se mettent en place beaucoup plus rapidement. Des mutations qui prennent souvent la forme de défauts génétiques, ce qui tuent les plantes. « Si on travaille sur des cellules in vitro pour les faire muter, ça ne veut pas dire que la nature peut le faire. La nature ne travaille pas sur des cellules, mais sur l’organisme entier », dit Éric Meunier.

« Désormais, les entreprises utilisent les brevets comme des paravents » 

Mais pour Heineken, il n’y a aucun doute sur la légitimité de ses brevets. « Aujourd’hui, la question des OGM est réglementée selon une certaine interprétation et nous sommes en dehors de cette interprétation. Nous comprenons la sensibilité du sujet et les enjeux qui y sont attachés. Mais il est important pour nous de rassurer l’ensemble de nos consommateurs en disant que nos bières ne comportent pas d’OGM. »

Cet empressement à rassurer ne surprend pas Eric Meunier. Pour l’expert, les entreprises ont tout intérêt à ne pas dire si leurs produits contiennent des OGM. Tout d’abord, parce que le grand public s’en méfie, mais aussi parce que cela implique de se soumettre à des évaluations des risques et surtout, que l’étiquetage est imposé. « De toute façon, les entreprises en Europe considèrent qu’il est temps de cesser de prendre en compte la technique et veulent faire comme aux États-Unis, où seul le produit final est pris en compte. On dit que cela aurait pu se faire dans la nature, mais on ne détaille pas les techniques et procédés utilisés », explique Éric Meunier. « Désormais, les entreprises utilisent les brevets comme des paravents », estime-t-il.

Pour Yves Bertheau, ces brevets pourraient « être un coup de sonde de la part des entreprises, pour voir comment les États et la Commission vont réagir. Ça fait penser à une dérive, où l’on fait passer l’intérêt particulier avant l’intérêt général ». Le chercheur n’exclut pas que Heineken et Carlsberg aient « profité d’une faille dans le système des brevets et l’attention des examinateurs », en rappelant les nombreuses grèves qui ont secoué l’EPO ces derniers mois, pour protester contre la direction et le manque de personnel. « Soit quelque chose a changé dans la réglementation européenne et je ne suis pas au courant, soit il y a eu un “bug” quelque part », conclut-il.

L’inconnu et le flou constituent, pour les associations anti-OGM, un argument de plus pour que la mutagenèse soit introduite dans le champ d’application de la loi. « Le débat est simple : aujourd’hui, les entreprises essayent d’obtenir une propriété industrielle sur des organismes vivant naturellement. Elles utilisent pour cela des techniques qui leur permettent d’organiser le marché entre elles, ce qui nécessite qu’elles développent un argumentaire et fassent évoluer la législation, pour échapper à l’étiquetage OGM », résume Eric Meunier.

OGM ou non, toute modification n’est pas sans conséquence. « En tant que phytopathologiste, je suis estomaqué, conclut Yves Bertheau. Les deux marques ont vraisemblablement baissé la capacité de défense des plantes. Alors, je ne sais pas si ça aura meilleur goût comme ils le disent, mais il faudra probablement mettre plus de pesticides. Et je ne suis pas sûr que ce soit ce que cherchent les consommateurs. »

Résultat de cette inquiétude, une pétition a été mise en ligne par les Cyberacteurs, en partenariat avec la Confédération paysanne, le Mouvement de l’agriculture biodynamique, OGM dangers et le Réseau semences paysannes. Adressée au Premier ministre et au ministre de l’Agriculture, la pétition demande que les brevets soient retirés aux deux brasseurs.

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