Bye bye vérité, bonjour mauvaise foi

Avec le Brexit et l’élection de Trump, nous serions entrés dans l’ère de la « post-vérité ». Un concept fourre-tout aux airs de cache-misère.
Bye bye vérité, bonjour mauvaise foi

Depuis le Brexit et l’élection de Trump, tout le monde ne parle plus que d’elle : la « post-vérité » aurait ouvert une nouvelle ère. Mais sous le glacis de la nouveauté étymologique, ce concept fourre-tout permet-il de comprendre nos cataclysmes politiques ou seulement de nous cacher derrière notre petit doigt ?

Arrêtez tout ! Stoppez sur le champ ce que vous êtes en train de faire : nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Ça s’est passé en 2016, quelque part entre la galette des rois et la bûche de Noël. Vous ne vous en étiez peut-être pas aperçus, mais vous viviez jusque là dans une ère de vérité. La vérité pure, brute de pomme. Les politiciens ne vous mentaient pas, ou alors vous vous en rendiez compte ; les médias vous livraient une information objective ; et vous, vous la digériez avec sang froid et raison. Mais ça, c’était avant. Avant que votre cerveau ne soit recalibré par les diaboliques réseaux sociaux et leur démoniaque flux continu de « fausses vérités ». Avant le Brexit, avant Trump, mais surtout avant que le terme « post-truth » (« post-vérité » en VF) ne soit « sacré mot de l’année 2016 » par le dictionnaire Oxford, succédant au palmarès à « l’émoji mort-de-rire » (oui, ça compte manifestement comme un mot). C’est dire si ce prestigieux titre, délivré par des grammairiens que l’on imagine porter le cheveu gris et l’air grave, est gage de sérieux !

Déni, colère, choc, abattement et post-vérité

Petite tentative de définition. Post-vérité : adjectif (en anglais) ou nom féminin (en français) désignant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Contexte le plus courant : « post-truth politics » ou « politique de la post-vérité ». Occurrence du terme dans les médias : + 2000 % en un an selon l’équipe rédactionnelle du dictionnaire Oxford.

C’est toujours plus simple de coller une étiquette sur une triste actualité que d’accepter la sale ambiance dans laquelle on s’est mis tous seuls

Le concept est pourtant loin d’être neuf : cela fait plus de dix ans qu’il a été forgé et qu’il est utilisé pour décrire exactement la même chose. Mais il paraît qu’en 2016, plus que jamais, on a avalé des couleuvres. Que jamais on n’avait gobé autant de mythos. Que c’est en croyant à des mensonges éhontés que la Grande-Bretagne s’est décidée à larguer le reste de l’Europe en juin dernier et que les Etats-Unis se sont embarqués dans une relation toxique avec un milliardaire orange fluo cinq mois plus tard.

Manifestation de militants pro-Brexit se faisant appeler « The People’s Charter » / Crédit : The Sun

Alors, pour tenir le coup face à un peu trop de mauvaises surprises, a jailli « l’ère de la post-vérité ». Le terme sent le neuf, présente un gros potentiel effet de mode, et c’est toujours plus simple de coller une étiquette sur une triste actualité que d’accepter la sale ambiance dans laquelle on s’est mis tous seuls. Dans les cinq étapes du deuil de cette sale année 2016, il y aurait d’abord eu le choc, puis le déni, la colère, l’abattement… Et maintenant l’explication qui met tout le monde d’accord : la post-vérité.

Ragots, arguments irrationnels, intox et média

Le concept est suffisamment vaporeux pour être cuisiné à toutes les sauces. Il peut aussi bien désigner un ragot qui prend aussi vite qu’une mayonnaise au robot mixeur, une tambouille électorale faite d’arguments irrationnels, une intox aux petits oignons ou un média surpris à raconter des salades. Même pas besoin de traverser la Manche ou l’Atlantique pour s’y frotter. Ces dernières semaines, on a eu droit aux quatre cas de figure, tous estampillés post-vérité. Sélectionnées dans la catégorie « ragot » : les accusations de copinage entre Alain Juppé et des fondamentalistes musulmans, lancées par des sites fachos sous le nom de code « Ali Juppé », qui ont fini par se faire une place dans la campagne aux primaires du maire de Bordeaux. Dans la catégorie « argument irrationnel » : la réponse de François Fillon, au JT de TF1, sur son projet de réduire de 500 000 le nombre de fonctionnaires. Le candidat argue tranquillement qu’étant chrétien, il « ne [prendrait] jamais de décision contraire à la dignité humaine  ». Dans la catégorie « intox » : Arnaud Montebourg clamant lors du deuxième débat de la gauche, sans être contredit par quiconque, qu’il n’existe aucun contrôle aux frontières françaises, hormis à Paris à la sortie du Thalys – c’est évidemment faux. Et enfin, dans la catégorie « média » : Le Figaro, qui avait déjà bouclé son numéro titré « Un débat sans idée neuve  » moins d’une heure après le début du direct. Post-vérité partout, justice nulle part !

Bulles de filtre et fact-checking

Comment peut-on sérieusement croire que tout ce cirque est nouveau ? À l’instar du mot de l’année 2016, ragots, théories du complot, démagogie, fausses infos et vrais mensonges ne sont pas nés avant-hier. D’aucuns diront que c’est la faute aux réseaux sociaux, dont les algorithmes ne nous donnent accès qu’à la parole de ceux avec qui nous sommes déjà d’accord. C’est bien, ça, les réseaux sociaux : ça concerne tout le monde et ça n’est la responsabilité de personne. La rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, explique quant à elle « l’ère de la post-vérité  » par les bulles de filtres, ce système de personnalisation du web à l’insu de ses utilisateurs, proposant à chacun sa propre version correspondant à son historique, le renvoyant constamment vers ce qu’il connaît déjà… Et le laissant bien au chaud dans ses opinions jamais contrariées.

N’est-il pas un poil naïf de croire que nous avons besoin d’algorithmes pour nous lover dans des petites bulles de connivence ?

Mais n’est-il pas un poil naïf de croire que nous avons besoin d’algorithmes pour nous lover dans des petites bulles de connivence depuis lesquelles on n’aperçoit qu’un seul côté de la médaille politique ? On achète le même journal – un peu de gauche ou un peu de droite. On va lire l’actu sur deux ou trois sites, au max. On s’entoure de gens qui, en majorité, partagent nos opinions et les confortent. Ce qui est nouveau, c’est peut-être que l’on a accès à tous les moyens de fact-checker la moindre information lue ou entendue. Et que, probablement, on fact-checke surtout pour consolider les points de vue que l’on a déjà. En France, on est 63% à ne pas faire confiance aux journalistes et aux infos qu’ils délivrent, 69% à nous méfier tout particulièrement de ce qu’on lit sur Internet. Et pourtant, ça reste notre deuxième source d’information préférée, derrière la télé, à laquelle on ne se fie pas beaucoup plus. On fait davantage confiance à la radio et pourtant, on l’écoute moins. Alors prenons les paris : en 2017, le mot de l’année 2017 sera-t-il « bonne foi » ? Mouais, on n’y croit pas trop. C’est quand même vachement moins catchy que « post-vérité ».

et aussi, tout frais...