Le vieux broussard

Wilfred Jackson est un doyen du peuple des Dénés qui vit à Fort Good Hope, petit village indigène perdu à l’intérieur des Territoires du Nord-Ouest, au Canada. Quand je l’ai rencontré, il venait de tuer un élan. Wilfred vit dans une modeste cabane de planches voûtée à cause de la fonte du pergélisol. Bien qu’âgé de 76 ans, il se déplace si vite autour de sa maison qu’on remarque à peine qu’il boîte. Le prix à payer de dizaines d’années passées à poser des pièges, chasser et pêcher. Sa peau est sombre, son nez aquilin, et une mèche de cheveux gris distinguée est dressée sur sa tête. Wilfred a vécu toute sa vie dans les environs de Fort Good Hope. Ce village d’à peine 500 habitants est bâti sur une falaise qui surplombe le fleuve Mackenzie, que les Dénés appellent Deh Cho, le « grand fleuve ». Vue de là-haut, la vallée est si vaste qu’elle semble impossible à dompter. Le cercle Arctique n’est qu’à quelques kilomètres au nord ; au sud, il y a les Remparts, une série de falaises calcaires abruptes. D’est en ouest s’étend un territoire infini parsemé d’épinettes noires et de fondrières de mousse envahies par les moustiques : la terre de Wilfred Jackson et de ses ancêtres. Un lieu défini par l’absence virtuelle de l’homme. Les Territoires du Nord-Ouest sont presque aussi grands que l’Alaska, mais seules 40 000 personnes y vivent (contre plus de 700 000 en Alaska). Edmonton, la ville la plus proche, se trouve à 1 600 km de là.

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Fort Good Hope
Crédits : Matt Catpurple

Je suis venu ici pour descendre le fleuve Mackenzie (le deuxième plus long d’Amérique du Nord) en canoë, et partir à la rencontre de certaines des nations indigènes les plus vulnérables au changement climatique. Ce coin inaccessible de l’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète. Pourtant, c’est grâce à elle que Wilfred et nombre de ses proches se nourrissent. « La terre est notre culture. Si vous nous la prenez, nous disparaissons », m’a dit un vieillard de la communauté. Rayuka, la fille de Wilfred, me montre le fumoir de sa famille, un abri en panneaux contreplaqués surmonté d’un toit grinçant. À l’intérieur, la fumée provenant du petit âtre est agréable, pareille à la vapeur d’un sauna. Elle éloigne les insectes et assèche la viande d’élan. Les filets lourds et les jarrets sont suspendus au-dessus d’un grill, tandis que le dos de la bête est étiré en bandes d’un rouge profond, comme une toile d’araignée. « Il a eu un jeune taureau », me dit Rayuka en parlant de l’animal de plus de 400 kilos que son père a abattu et qu’elle a découpée en filets d’une main experte. « Mon père est un vieux broussard », dit-elle. « Vous devriez lui demander de vous raconter des histoires. » Mais Wilfred n’est pas d’humeur à me conter ses épopées de chasseur. Il veut parler de son monde, qu’il voit disparaître. « Presque tous les anciens sont morts », dit-il. Tandis que ses amis meurent les uns après les autres, il se demande ce qui va bien pouvoir les remplacer. Il a vécu assez longtemps pour voir les bateaux à moteur et les motoneiges supplanter les canoës et les raquettes. De l’arrivée du confort moderne à l’omniprésence de la pop-culture, la mondialisation imprègne chaque aspect de la vie des Dénés, et cela n’est pas gratuit. Wilfred craint que leurs traditions ne disparaissent avec les derniers anciens.

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Wilfred Jackson
Crédits : Brian Castner

Mais tandis que le monde moderne s’infiltre dans les Territoires du Nord-Ouest, aucun bateau de croisière ne vient sauver Fort Good Hope grâce aux dollars des touristes. À plus de 400 km des côtes, au cœur de l’impénétrable forêt boréale qui prédomine dans le Nord canadien, les pauvres sont toujours pauvres. La mondialisation est plus une menace culturelle qu’une opportunité économique, et le changement climatique n’est que le plus récent des périls venus de l’extérieur. Certains, comme Wilfred, luttent encore comme ils peuvent.

Fort Good Hope

Fort Good Hope a été fondé par des marchands de fourrures de Montréal il y a deux siècles. Avant les traités prédateurs et l’abus d’alcool du XXe siècle, qui ont décimé les peuples autochtones canadiens, le commerce était mutuellement bénéfique. La Hudson’s Bay Company – l’une des premières compagnies réellement mondialisées, qui contrôlait un territoire équivalent aux États-Unis contigus – avait de la fourrure de castor, pour façonner des chapeaux de feutre chics vendus à Paris, tandis que les Dénés avaient des chaudrons et des aiguilles à coudre, des pistolets et des munitions. Le capitalisme a appris aux Dénés à ne pas chasser et capturer que ce dont ils avaient besoin, mais aussi ce qu’ils pouvaient vendre. Pendant un temps, ils ont prospéré. Aujourd’hui, le point de vente de la Hudson’s Bay Company n’existe plus, il a été remplacé par une épicerie peu fréquentée. La neige, essentielle pour poser les pièges, n’a pas disparu. Mais à cause du changement climatique, elle arrive plus tard chaque année. Wilfred n’a vu que 10 cm de neige en décembre dernier – une année normale, il y en aurait eu 80. « J’aime poser tous mes pièges avant Noël », dit-il. « Mais je ne peux plus le faire. » Les lacs gèlent mais, avec si peu de neige, il est difficile d’utiliser les motoneiges. Quant au fleuve Mackenzie, il est toujours là mais, à cause des températures plus élevées, les poissons sont devenus paresseux et ne mordent plus à l’appât.

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Tsiigehtchic vu du ciel

Wilfred déplore que les anciens chasseurs de fourrure soient presque tous partis. Pire encore, peu de jeunes apprennent à vivre de la terre. À 300 km de Fort Good Hope en descendant le fleuve, à Tsiigehtchic, ils conservent toujours l’ombre, le brochet et la truite en les fumant – c’est ainsi qu’ils préparent du poisson séché de manière traditionnelle. Une femme est venue en vendre à Fort Good Hope, jusqu’à 100 dollars le poisson. « Les gens en raffolent », dit Rayuka l’air réjoui. Je sens que cela agace Wilfred. Non seulement les jeunes de son village refusent de se mettre à ce commerce lucratif, mais en plus ils achètent du poisson séché au lieu de le fumer eux-mêmes. Dans les campements de chasse et de pêche faméliques de Wilfred, qui sont disséminés sur des centaines de kilomètres carrés, il y a une place et un temps pour tout : l’oie au printemps, le poisson en été, et le caribou à l’automne. C’est le climat, et non un désastre, qui a empêché Fort Good Hope de se développer. Contrairement aux Cherokees, aux Navajos et à d’autres grandes tribus du Sud, les nations indigènes du Grand Nord canadien n’ont jamais été populeuses. La terre y a veillé. La vie a toujours été dure, et les Dénés parlent de la terre avec moins d’affection que de respect, car la moindre récompense est durement gagnée.

L’hiver dernier, Wilfred a capturé plus de cent martes, qui sont extrêmement prisées par les fabricants de manteaux en Russie et en Chine. Il a vendu les peaux 100 dollars la pièce ; un bon salaire pour un mois de travail, mais ce travail n’est possible que lorsque la fourrure de la marte est longue et fournie. Cet argent était une aubaine. Wilfred le savait et il l’a utilisé en conséquence. « Quand tu deviens riche, tu tombes malade », dit-il. « Tu t’inquiètes à chaque dollar qui part. J’ai de l’argent, je paye mes factures. Je ne le garde jamais, je dépense tout. Je tue un ptarmigan. » Il fait mine de presser la détente d’un fusil. « Je tue un lapin. C’est frais, frais. C’est ça que je veux. Du frais. » Comme beaucoup d’indigènes des Territoires du Nord-Ouest, les Jackson sont de fervents catholiques ; les missionnaires oblats français ont rapidement marché dans les pas des marchands de fourrures à l’époque de la fondation de Fort Good Hope. Le dimanche, la famille assiste à la messe dans l’église en bois qui se trouve au sud du village, près de la place publique. Elle date des années 1880 et elle est recouverte, du sol au plafond, du hall au sanctuaire, par un flot d’images peintes : des roses et des chérubins, des cigognes et des lys, la Vierge Marie aux Remparts et Notre Dame des Rapides. Avant la messe, la femme de Wilfred, Lucy, conduit une récitation du rosaire, une dizaine en anglais, la suivante en dialecte local. Nous arrivons quelques minutes en avance et je repère immédiatement le prêtre, un immigré nigérian appelé Père Innocent. Il s’est d’abord installé à Staten Island, dans l’État de New York, il y a dix ans ; puis il a déménagé dans le Nord quelques années après. « Il y a tellement besoin ici », dit-il. « Seulement neuf prêtres pour tous les Territoires du Nord-Ouest. » Les missionnaires oblats sont partis il y a longtemps, et même les nonnes ont plié bagage pour de bon quelques temps auparavant.

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Nôtre-Dame-de-Bon-Espoir à Fort Good Hope
Crédits : markhereandthere

Le Père Innocent a fait la messe en anglais, mais les textes ont été lus deux fois, une fois dans chaque langue. Pendant l’homélie, Lucy a traduit chaque phrase. Le sermon du Père Innocent portait sur l’importance de l’hospitalité. « Est-ce que quelqu’un peut me déposer quelque part ? » a-t-il demandé à la fin de la messe.

Bed & Breakfeast

Chaque jour, les journaux canadiens regorgent d’articles sur la crise qui touche les hommes et les femmes indigènes dans le Nord : un taux de suicide cinq fois supérieur à la moyenne nationale, un taux de chômage de 25 % chez les hommes qui vivent dans les réserves, un alcoolisme épidémique, le déclin culturel et l’isolement. Pendant neuf mois chaque année, aucune route ne relie Fort Good Hope au monde extérieur. Un voyage en bateau à moteur jusqu’à Norman Wells, la ville la plus proche, nécessite pour 400 dollars d’essence. À l’aéroport, un billet pour Yellowknife, le chef-lieu, coûte plus de 2 000 dollars. Pour ceux ainsi abandonnés, le désespoir est une conséquence indirecte de la mondialisation. Ils peuvent voir la culture mondialisée sur les écrans de leurs télévisions, mais ils ne peuvent pas y participer, seulement en acheter des petits morceaux sur Amazon – des pantalons de yoga, des smartphones et des casquettes de baseball New Era, avec leurs visières plates et leurs écussons en aluminium doré. Les touristes sont partis, eux aussi. L’été, les routes ne sont pas envahies par les camping-cars, comme dans le Yukon ou en Alaska ; les bateaux de croisière ne descendent pas le long du fleuve Mackenzie.

Les années précédentes, le peu de touristes qui venaient jusqu’ici arrivaient en avion. À l’époque, Wilfred travaillait comme guide, emmenant pêcher des hommes d’affaires américains et d’anciens joueurs de football ou de basket en quête d’aventure. Il ne se souvient pas de leurs noms, seulement que c’était drôle de voir leurs pieds dépasser du lit. Mais Wilfred n’a pas eu le moindre client en bientôt dix ans, alors il a laissé sa coûteuse licence de guide expirer il y a six ans. « Tu te souviens, quand ces avions sont rentrés dans ces grandes tours ? » me demande-t-il, comme si je pouvais avoir oublié le 11 Septembre. « Après ça, plus personne n’est venu. Je ne sais pas pourquoi.  »

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Les travaux pour la Mackenzie Valley Fiber Optic Link
Crédits : MVFL

À la place des touristes sont venus les entrepreneurs, pour construire le nouveau Nord canadien. La Mackenzie Valley Fiber Optic Link – projet censé apporter une connexion Internet haut débit aux communautés locales, ou bien poser les bases du futur pipeline de gaz et de pétrole, ou encore défendre l’Arctique contre la résurgence de la Russie selon la version de l’histoire à laquelle vous croyez – est déjà bien avancée. Ledcor, le premier entrepreneur du projet, est en train d’envoyer de nouvelles équipes d’ouvriers. « Ça fait deux ans qu’ils forent sous la rivière », dit Wilfred, faisant référence à un affluent du Mackenzie. Il pense qu’ils continueront pendant une autre année. C’est une bonne chose pour Wilfred. Lui et Rayuka font tourner un hôtel pour boucler les fins de mois. Wilfred l’appelle son Bed & Breakfeast, mais cela ressemble plutôt à des matelas avec des cuisines sur les côtés. Pour développer son activité, il a acheté la maison de retraite désaffectée du village et prévoit de la transformer en dortoir pour les travailleurs de passage de Ledcor. Le fils de Wilfred est charpentier. Ils ont des projets pour ce nouvel emplacement : six chambres munies de salles de bain et une cuisine au bout du couloir. Le lieu est en bon état, les travaux ne devraient pas être trop onéreux. Quand Wilfred traverse le village sur son quad pour faire le point sur son projet de construction, il porte des lunettes de soleil de femmes en écaille trop grandes pour lui, afin de protéger ses yeux des insectes. « Il faut juste le monter sur cric », dit-il en parlant du quad. « Changer la base pour qu’il arrête de pencher. Mon fils va le faire. »

La veille de notre rencontre, Wilfred était en train de regarder la télévision à son hôtel tard la nuit – son écran large reste allumé jour et nuit, connecté à une chaîne satellite qui alterne entre CNN et CBC – quand il a reçu un appel à l’aide. Lucy avait emmené plusieurs jeunes femmes cueillir des myrtilles (le mois de juillet est la saison des myrtilles) sur les collines d’une rive lointaine du fleuve, mais d’une manière ou d’une autre le groupe a été séparé. Il est facile de se perdre dans le bush. Les épicéas, les rochers et les bourbiers se ressemblent tous. Effrayées, les femmes ont paniqué et pris un mauvais chemin. La ville a organisé des recherches en plein milieu de la nuit.

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Fort Good Hope au crépuscule
Crédits : CBC News

Mais Wilfred n’était pas particulièrement préoccupé. « Ma femme connaît les montagnes. Je n’étais pas inquiet. Elles pouvaient simplement suivre les ruisseaux jusqu’au fleuve », dit-il. Finalement, il a pris son bateau et rôdé le long du Mackenzie jusqu’à ce que les femmes apparaissent sur la rive, retrouvant l’ensemble du groupe à trois heures du matin. « Maintenant, nous leur disons qu’elles feraient mieux de cueillir leurs myrtilles à l’épicerie ! » dit-il. Wilfred me raconte cette histoire en regardant les informations : on a tiré sur des officiers de police à Baton Rouge. « Avant, je me moquais des infos », dit-il. « J’étais dans le bush. Mais maintenant, je veux savoir ce qu’il se passe dans le monde. » Encouragée par les gros titres, Rayuka me demande de lui expliquer Donald Trump, et pourquoi les Américains ont des armes à feu, alors qu’ils vivent dans des grandes villes et non dans les terres. « Vivre dans le sud doit être effrayant », dit-elle.


Traduit de l’anglais par Camille Hamet et Nicolas Prouillac, d’après l’article « A Disappearing Home in a Warming World », paru dans The Atlantic.   Couverture : Fort Good Hope.