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En Turquie, la répression contre la presse est l’un des piliers de la dictature

En visite en France, trois journalistes turcs témoignent en détail des méthodes employées par le gouvernement d’Erdogan pour museler les journalistes et contrôler la presse. Ils analysent également comment ce contrôle systématique des médias constitue une arme puissante permettant à un seul homme et à son parti de contrôler tout le pays.
Il faut redire comme une litanie ces chiffres qui donnent la dimension de la répression qui s’est abattue sur la presse en Turquie, tout particulièrement depuis la tentative de coup d’état manqué du 15 juillet dernier, attribué aux partisans du mouvement Gülen. A ce jour, 148 journalistes ont été emprisonnés, 158 organes de presse fermés, parmi lesquels 28 chaînes de télévision, 32 radios, 75 journaux et magazines. Selon le Comité pour la Protection des Journalistes – organisation qui recense toutes les atteintes à la liberté de la presse dans le monde – la Turquie se situe désormais à la 151ème place sur 180 pays pour la liberté de la presse.
Deux femmes journalistes viennent de voir leur vie basculer depuis que le régime d’Erdogan leur a fait perdre leur emploi. Banu Güven est journaliste depuis plus de 30 ans. Elle est devenue journaliste indépendante après avoir été présentatrice sur la chaîne de télévision pro-kurde IMC TV, qui a été interdite de diffusion par un décret du gouvernement d’Erdogan. Mehves Evin, qui exerçait le métier de journaliste depuis 25 ans, est désormais éditrice et journaliste indépendante après avoir été licenciée du journal Milliyet, en raison des idées qu’elle développait dans ses articles. Quant à Fatih Polat, journaliste depuis 1990, il est rédacteur en chef du quotidien de gauche EVRENSEL ( L’Universel ), et craint tous les jours de voir son journal interdit.
 
Dans quel état d’esprit vit-on aujourd’hui en Turquie quand on est journaliste ?
Fatih Polat. « La répression est inquiétant comme vous le savez, les chiffres sont là pour le prouver. A la suite du coup d’état et de l’état d’urgence qui a été prononcé le 15 juillet, les décrets ont d’abord visé l’organisation Gülen, mais très vite, c’est toute la presse d’opposition au gouvernement qui a été frappée. Télévisions fermées, leurs biens saisis, les cartes de presse retirées, etc. Actuellement, beaucoup de journalistes qui quittent la Turquie se demandent si on ne va pas saisir leur passeport au moment où ils passent la frontière ou quand ils prennent l’avion. C’est ce qui se passe régulièrement. Et dans l’autre sens, c’est la même chose pour les journalistes qui viennent d’un autre pays pour constater la situation en Turquie. Récemment, des journalistes britanniques se sont vus interdire l’entrée en Turquie. Voilà le climat dans lequel vit le pays.
 
Mehves Evin. La répression a débuté dès les années 90 contre les journalistes kurdes, victimes des militaires. Mais en 2000, avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP, le parti de Erdogan, il y a eu une forme d’apaisement qui correspondait aux pourparlers qui avaient débuté entre les milieux kurdes et le gouvernement. Au niveau de la presse, ça a été une période beaucoup plus démocratique, lapluralité a été possible. Et puis en 2013, ce sont les manifestations du Parc Gesi à Istanbul ( grandes manifestations qui ont été comparées aux Printemps arabes, violemment réprimées par la police, ndlr ) et les scandales qui touchent le gouvernement ( Erdogan accusé d’énormes malversations financières, ndlr ), et suite aux élections du 7 juin 2015, l’AKP n’est plus le seul parti au pouvoir. C’est à ce moment là que la répression repart et que la situation se dégrade à nouveau en terme de droits démocratiques dans tout le pays. Les affrontements entre le PKK et l’armée reprennent, l’état d’urgence est décrété, avec les gens qui n’ont plus le droit de quitter leur domicile, les interdictions de sortie du territoire, etc… Après le coup d’état manqué de juillet 2015, la répression frappe tout le monde, Gülen, les Kurdes et tous les mouvements d’opposition, sans passer par la loi, tout se fait de façon arbitraire.
 
Banu Güven. De façon générale il y a un problème de respect de la loi, en Turquie, et les lois ne sont pas respectées non plus pour les journalistes. Ils doivent faire face à des enquêtes, à des ouvertures de procédures, à des arrestations, ce sont dans ces difficultés là qu’on vit  aujourd’hui. Les investigations sont secrètes, les informations ne sont pas forcément transmises par le procureur, les avocats n’ont pas accès non plus aux informations, on ne sait pas si les procédures sont en cours ou fermées, on est dans l’incertitude totale quant aux poursuites dont sont victimes les journalistes qui sont dans le collimateur. Si je prends le cas de ma chaîne de télévision, IMC TV, qui était diffusée via le satellite turc Türksat, elle a été fermée sans aucune décision judiciaire, sans que nous ayons été avertis de l’ouverture d’une procédure.
 
Qu’est-ce qui permet à Erdogan d’exercer cette répression sans susciter plus de réactions ?
Fatih Polat. La crise économique importante de 2001 ( grave crise financière au cours le laquelle la livre turque a été dévaluée de 40%, sur fond de fuite des capitaux, de crise des liquidités, de flambée des taux d’intérêt et de chute de la Bourse, ndlr ) a eu un gros impact sur la politique et a mené à un bouleversement de l’échiquier politique. Les grands partis qui étaient jusque là au pouvoir n’ont pas réussi à dépasser le barrage des 10%. C’est dans ce contexte qu’est apparu l’AKP, qui donnait une image de nouveauté, d’ouverture. Les autres partis ont dégringolé en chute libre, et l’AKP est arrivée seule au pouvoir. Ils ont réussi à ratisser très large dans tous les milieux, que ce soit les milieux religieux, chez les libéraux, chez tous ceux qui avaient envie de nouveauté et de modernité. Erdogan a effectué une démarche très intelligente en distribuant l’impôt d’une autre manière, notamment en direction des collectivités régionales et des mairies qui sont tombées dans son giron, et qui lui ont attiré la sympathie de l’électorat. Il a aussi su, au début, tenir un discours de paix en direction des Kurdes et des Arméniens. Pour un pays qui a connu très régulièrement des coups d’état, ça a été source d’espoir, même des intellectuels libéraux ont exprimé leur soutien à Erdogan à ce moment là. Aujourd’hui, on est face à un régime dictatorial, avec partout l’état d’urgence et le durcissement des lois. Erdogan veut faire basculer le pays dans un régime présidentiel dur, et ceux qui ne sont pas d’accord avec lui sont victimes d’une véritable chasse aux sorcières.
 
Banu Güven. Pourquoi les gens ne descendent pas dans la rue ? Il y a une explication sociologique. Ces dernières décennies, la nouvelle classe moyenne qui soutenait les partis du centre gauche et aussi l’armée parce qu’elle structure le pays, a fait un glissement vers l’AKP. Ils se sentent l’élite de la société, dominant les autres classes. Ils défendent aveuglément Erdogan, en pensant que lui-même défend une cause, pas seulement ses intérêts personnels. De l’autre côté, les gens sont en colère bien sûr, mais ils ne sont pas organisés, les masses populaires n’ont pas cette culture de l’organisation. La Turquie a connu régulièrement des coups d’état, et les gens en ont peur.
Il y a bien un développement des organisations de la société civile, mais ça reste limité. La culture ambiante, c’est que le gouvernement a raison. On manque de formes d’émancipation  populaire en Turquie.
 
Mehves Evin. Il ne faut pas oublier le rôle joué par les pays étrangers. Les medias américains ont applaudi Erdogan en raison de sa politique d’échanges commerciaux, les Etats-Unis soutiennent l’AKP pour des raisons d’intérêts économiques. L’Europe également l’a conforté en lui donnant à gérer la question des réfugiés parce qu’elle avait peur de se retrouver face à ce problème. Et puis il y a la recrudescence de la violence, des attentats, qui sont un frein à la mobilisation dans la rue. Lors de l’attentat qui a fait 101 victimes à Ankara ( en octobre 2015 ), les gens étaient allés dans la rue sous le slogan de la Paix et de la Démocratie. Les attentats se multiplient dans les grandes villes, à Istanbul, Ankara, Diyarbakir. Les gens ne peuvent plus sortir, et quand ils sortent, ils sont face à des arrestations massives, des poursuites, ou face à des réactions de l’armée qui font aussi des victimes.
 
Quel est le rôle des journalistes dans cette lutte pour la démocratie ?
Banu Güven. Ils sont réduits au silence, la population n’a pas accès à l’information. Quand les gens regardent la télévision, ce sont les informations d’Erdogan qu’ils entendent. Il y a seulement quatre journaux qui sont indépendants du gouvernement et qui défendent la liberté de la presse. Comment est-ce possible de parler de démocratie ? Prenons l’exemple des deux militaires tués par Daesh il y a un mois, la population n’est pas au courant parce que l’info n’est pas diffusée. On a l’impression que tout va bien, alors que 10 000 travailleurs de la presse, toutes professions confondues, ont été licenciés. Les journalistes ont majoritairement peur d’être enfermés. Notre propre situation illustre la question : on essaie de travailler en indépendant en écrivant dans des sites Web, mais financièrement, c’est très difficile. Certains se sont reconvertis dans des métiers qui n’ont rien à voir, par exemple la menuiserie, d’autres ont quitté Istanbul pour ouvrir un restaurant avec leur famille. Malgré tout, les journalistes victimes de la répression ont réussi à trouver un espace d’expression via Périscope en organisant des réunions ponctuelles. Il est pratiquement impossible aujourd’hui de créer un journal, mais il y a des initiative via le Web, comme @ JournosInTurkey ( twitter ) ou #haberSlzsiniz. Quand la loi ne s’applique plus, c’est difficile de lutter pour la démocratie, la place du journalisme est une question importante pour la démocratie. Nous allons essayer de continuer, mais l’espoir ne peut venir que d’un changement de gouvernement. »

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