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Analyse

Mediapart, la stature du «commando»

L’accord sur le temps de travail signé au sein du site d’information marque la transformation de la «start-up» en véritable entreprise. Financièrement stable, le média en ligne se prépare à voir ses dirigeants historiques se retirer.
par Jérôme Lefilliâtre
publié le 27 janvier 2017 à 19h06

Neuf ans après son lancement en mars 2008, Mediapart a enfin entériné jeudi un accord sur le temps de travail de ses salariés. Ces derniers l'avaient largement approuvé le 18 janvier, à 75 % des voix, lors d'un vote consultatif. Rien d'extraordinaire dans le secteur de la presse : le média d'information en ligne - dont les lecteurs débattent souvent, sur le site, de la pertinence des 32 heures hebdomadaires - ne va pas passer à la semaine de quatre jours. Direction et représentants du personnel se sont entendus pour instaurer deux régimes différents, dont le principal, qui touchera la grande majorité des employés et les journalistes, repose sur le principe d'un «forfait jours». Le temps de travail ne sera pas limité de façon hebdomadaire mais quotidienne : pas plus de 11 heures de boulot par jour, dont une dévolue à la pause déjeuner. En contrepartie, les salariés bénéficieront de quatre semaines de «jours de repos supplémentaires» s'ajoutant aux cinq semaines de congés payés et aux récupérations des jours travaillés le week-end. «De mon point de vue, c'est un très bon accord», se réjouit Dan Israel, élu CGT, qui l'a négocié. «Ce n'est pas révolutionnaire, mais correct dans le contexte économique incertain de la presse», ajoute l'autre déléguée du personnel, Rachida El Azzouzi, encartée à SUD, dont la section locale s'est divisée sur le sujet.

«Crise de croissance»

Cet accord est le fruit d'une longue négociation. «Neuf mois», précise Edwy Plenel. Le sourire du président de Mediapart à l'évocation de ce sujet laisse penser qu'il n'est pas complètement mécontent du résultat. Pour le site d'info, cette mise dans les clous sociaux parachève sa transformation en entreprise comme les autres et signe sa sortie définitive d'une période qui n'a pas toujours été facile à vivre en interne. Il y a deux ans, un audit social mené par un cabinet indépendant révèle «des cas de souffrance au travail», selon Rachida El Azzouzi : «Il y avait un engagement très fort des salariés pour Mediapart et ce qu'il incarnait. Mais on manquait de cadres et de référents. Certains se sentaient très isolés.» Secrétaire du comité d'entreprise, Lénaïg Bredoux se souvient d'un «état de fatigue et parfois d'épuisement généralisé. On était au bout d'un mode de fonctionnement un peu commando dans lequel on ne comptait pas ses heures. Cela ne pouvait pas durer». Prenant conscience du mal-être, les têtes de Mediapart élargissent la direction éditoriale du média, nomment une DRH - pardon, une DDRH, comme on dit là-bas, pour «directrice du développement des ressources humaines» - et lancent la négo sur le temps de travail. «Aujourd'hui, tout n'est pas parfait mais c'est une entreprise où la plupart des gens vont bien», salue Rachida El Azzouzi.

Au sein de la boîte, une même expression revient pour qualifier cette période révolue : «Crise de croissance.»«Tout est allé très vite, note un vétéran de l'équipe. Au lancement, on n'aurait jamais pensé en arriver là.» La plus belle réussite de la presse française de ces dix dernières années n'a plus rien à voir avec la start-up de 30 personnes de ses débuts. A l'approche de sa deuxième élection présidentielle, elle emploie désormais 74 salariés en CDI (81 sont prévus dans le budget 2017) et a dû apprendre à se structurer en conséquence. Le média a débordé de sa promesse éditoriale originelle de l'investigation pour devenir un mini-généraliste traitant aussi de politique, d'international et de culture. Ses performances journalistiques, au cœur des plus grandes affaires récentes (Bettencourt, Cahuzac, Libye…) lui permettent de compter à ce jour plus de 130 000 abonnés payants, versant pour 95 % d'entre eux 110 euros par an ou 11 euros par mois. A titre de comparaison, le Monde compte autant d'abonnés purement numériques. Les résultats financiers font pâlir d'envie tous les patrons de journaux : 11,4 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2016 (+ 10 % sur un an), un résultat net de 1,8 million (soit 15 % de marge !) et une trésorerie de 4 millions sans endettement. Ce dernier chiffre tient compte du redressement fiscal subi par le site pour s'être toujours appliqué, comme la presse papier, un taux de TVA de 2,1 %, alors que la presse en ligne devait s'acquitter jusqu'en 2014 de 19,6 %. Après avoir épuisé tous les recours devant la justice française, Mediapart va contester cette décision devant la Cour de justice de l'Union européenne. «Mais je n'y crois pas beaucoup, avoue Plenel. Si on gagne, tant mieux, ce sera un beau cadeau.» L'affaire a déjà coûté 2,4 millions d'euros à Mediapart, qui a aussi provisionné 4,7 millions dans ses comptes pour d'éventuels intérêts et amendes.

Porté éditorialement par son «exigence d'un idéal démocratique radical», le journaliste martèle avoir fait la démonstration que «le modèle payant est le seul durable pour la presse d'information indépendante et de qualité». Ceux qui raillaient cette affirmation à la naissance du site sont de moins en moins nombreux. Surtout au moment où le site gratuit Rue89, qui s'est lancé un peu avant Mediapart, a quasiment disparu, rabougri au sein de l'Obs. Dans les séries contemporaines de Canal +, telles que Baron noir ou le Bureau des légendes, Mediapart est cité plus souvent que le Canard enchaîné. L'ex-trotskiste moustachu s'amuse d'être devenu un «case study» à l'université de Chicago - «celle de Milton Friedman !» - et d'avoir reçu des cadres du grand journal britannique The Guardian en stage d'observation…

Ne demandez pas à ce personnage haut en couleurs, peu réputé pour sa modestie, s'il n'est pas frustré journalistiquement de protéger ses contenus derrière une barrière payante. Il vous répondra, vexé et cinglant, que Mediapart attire chaque mois 4 millions de visiteurs uniques bouillonnant d'activité dans les espaces contributifs. Un chiffre sans doute gonflé : vérification faite auprès de Médiamétrie, l'audience moyenne mensuelle de Mediapart sur ordinateur en 2016 se situait autour de 700 000 visiteurs uniques… Des lecteurs marqués politiquement ? «On trouve de tout, des gens qui se retrouvent chez Mélenchon, chez Macron et même chez Le Pen», répond l'ancien directeur de la rédaction du Monde. L'assertion fait doucement sourire un journaliste de la rédaction : «Oui, on a des commentateurs d'extrême droite, mais beaucoup sont d'extrême gauche. La sensibilité du journal est à gauche. Mais la vérité est qu'on ne sait pas qui sont nos lecteurs. On a beaucoup de retard dans ce domaine.»

«Essai à transformer»

Solide sur ses appuis financiers, Mediapart étend son champ d'action. Après l'édition de livres et de revues, le site a passé la seconde sur les formats sonores et visuels. Naguère mensuelles, les émissions vidéo en direct sont passées à un rythme hebdomadaire pour la présidentielle. Coût de l'investissement : 400 000 euros. «Nous ferons le bilan cet été», avance Plenel, qui précise, infatigable VRP de son bébé : «A chaque fois, c'est mille abonnés gagnés.» Plusieurs candidats à la fonction suprême sont passés à la question par la rédaction lors de longs, voire très longs, entretiens. Les audiences ne sont pas massives, mais pas insignifiantes non plus. La version complète de l'entretien avec Emmanuel Macron affiche plus de 100 000 vues sur YouTube. Sur les autres idées de développement, Plenel est discret. «La priorité est de consolider Mediapart», dit-il. Il n'a pas oublié le trou d'air ayant suivi l'élection de François Hollande et, surtout, le départ de Nicolas Sarkozy : plus de 10 000 abonnés avaient fui au second semestre 2012… Surtout, il y a un préalable à tout désir d'expansion.

Après le chantier du temps de travail, Mediapart doit régler celui de sa forme juridique et actionnariale. Dans une vague de concentration industrielle des médias sans précédent, il s'agit de préserver son indépendance financière à long terme. Avec les salariés et la Société des amis des Mediapart, les fondateurs disposent d'un bloc de contrôle représentant 62 % du capital. Ils souhaitent racheter les parts restantes appartenant à des investisseurs extérieurs et mettre le tout en lieu sûr. «Le but des cofondateurs n'est pas de vendre Mediapart au plus offrant, ni de le transmettre à leurs enfants», explique Plenel, qui rêve d'une fondation à but non lucratif propriétaire, mais n'a pas trouvé «le mouton à cinq pattes» qu'il cherche. «Ce sera forcément une invention juridique», avance-t-il, pas du tout convaincu par le statut d'«entreprise solidaire de presse» créé en 2015 et adopté par Charlie Hebdo.

Quand la question sera réglée, la succession du trio dirigeant de l'entreprise pourra s'ouvrir. Plenel, 65 ans au mois d'août, a annoncé ne pas vouloir rester président au-delà de 2018. La directrice générale, Marie-Hélène Smiéjan, est également sur le départ, de même que le directeur éditorial et animateur au quotidien de la rédaction, François Bonnet, qui a confié en interne vouloir lâcher les rênes à la fin de cette année. Pour l'avenir de Mediapart, le remplacement de ces figures tutélaires, «ultime essai à transformer pour les fondateurs», selon Plenel, sera forcément un moment critique. Un journaliste de la rédaction résume : «Leur départ pour nous, c'est comme lorsqu'on quitte le domicile de ses parents. Ça fait très envie et ça fait peur en même temps.»

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