Reportage

A Mossoul : «Monsieur ! Lui là-bas, il touche les bombes»

A l’est du Tigre, les habitants de la deuxième ville d’Irak tentent de retrouver une vie ordinaire après la reconquête de cette zone par les forces gouvernementales. Une vie dangereuse, entre roquettes non explosées et mines laissées par l’Etat islamique.
par Oriane Verdier, envoyée spéciale à Mossoul
publié le 26 janvier 2017 à 19h46

Pour accéder à Mossoul depuis Erbil, il faut d’abord affronter les embouteillages. Sur cette route condamnée pendant plus de deux ans, puis ouverte uniquement aux véhicules blindés et aux ambulances, des familles font aujourd’hui la queue, entassées dans des petites voitures en amont des multiples check-points kurdes et irakiens. A l’entrée de la ville se tient un grand marché. Il fait beau et chacun joue des coudes pour acheter son poulet ou ses oignons. Le gros boulevard qui pénètre dans Mossoul est bordé d’immeubles en ruine.

Sur la droite, dans le quartier d'Al-Karamah, la mosquée est occupée par l'équipe médicale des forces spéciales irakiennes. La salle de prière est restée intacte, déserte. Dans une petite salle voisine, le major Ahmad a monté des lits de camp et apporté du matériel. «Daech ne peut pas tirer dans une mosquée, la religion l'interdit, explique le médecin militaire. C'est donc le point le plus sûr aussi proche du front.»

Un petit garçon vient alors tirer un soldat par la main : «Venez nous aider, la balançoire est bloquée.» Le militaire, docile, le suit jusqu'au terrain de jeu voisin. Certains portiques sont en effet grillagés : «Daech avait bloqué tous nos jeux, nous raconte Mutaq, 7 ans. Ils nous obligeaient à venir prier à la mosquée et on n'avait jamais le droit de jouer ici. Alors maintenant, on veut en profiter, mais certaines balançoires sont cassées à cause des bombardements, d'autres sont encore bloquées.» L'enfant se tourne alors vers le soldat et pointe du doigt l'un de ses camarades : «Monsieur, lui là-bas, il touche les bombes !» «Ne fais pas ça, répond le militaire. Et n'allez pas non plus par là-bas, il y a encore des mines et des roquettes qui n'ont pas explosé.» En chœur, le groupe d'enfants se targue de jouer aux démineurs : «Nous cherchons les hélices des roquettes qui dépassent du sol puis nous mettons des cailloux autour pour que les gens ne s'en approchent pas.»

Hôpitaux de fortune

Quelques rues plus loin, le calme a cédé à la panique. Deux hommes courent en criant vers une ambulance des forces spéciales. Chacun d'eux porte un petit corps enroulé dans une couverture. Les deux enfants sont conduits d'urgence au centre médical. L'un est déjà mort. Sa tête et ses membres ont été déchiquetés par une explosion. L'autre a une jambe arrachée et les intestins sortis du ventre ; il est brièvement soigné afin d'être transporté à l'hôpital américain de Bartella, à trente minutes de là. «Les enfants jouaient dans la rue avec une bombe et elle a explosé, raconte le major Ahmad. Lorsque nous libérons une zone, nous envoyons des démineurs pour ouvrir des routes. Les jihadistes les bloquent et les minent. Mais il y a deux semaines, par exemple, un enfant a ramené dans sa famille une grosse bombe. Il jouait avec dans la maison et ça a explosé. Dix-neuf personnes ont été blessées.»

En plus du centre d'urgence militaire, plusieurs petits hôpitaux de fortune ont également ouvert dans les quartiers de Mossoul-Est libérés. Dans une maison abandonnée, deux chirurgiens assistés d'une équipe d'infirmiers reçoivent les patients, blessés de guerre ou victimes de la grippe. Tout le personnel travaille bénévolement ; Mossoul est toujours considéré comme occupé, ses budgets sont donc encore coupés. Dans un petit deux-pièces, une gynécologue a improvisé une maternité. Un bébé pleure, il est né trente minutes plus tôt. Sa mère est assise sur une chaise, exténuée. «Nous n'avons pas assez de place ici, nous explique Meryem, la sage-femme. Aujourd'hui, nous avons dû faire accoucher une femme sur une chaise et une autre là, sur le sol.» Les parents de Meryem, eux, sont toujours réfugiés à Dohuk, au Kurdistan irakien. «Ils ont encore peur de Daech, explique la sage-femme. Vous savez, les nuits ici ne sont pas encore très stables.» A en croire le major Ahmad, les forces spéciales ont de très bonnes sources d'informations dans chaque quartier afin d'être prévenues de la présence de jihadistes dans les zones libérées. Mais le médecin militaire l'avoue : «Nous n'avons pas assez d'hommes pour surveiller efficacement les quartiers libérés et nous battre sur le front en même temps.»

Dans une rue, un groupe d'hommes discute autour du magasin de fruits d'Abou Abdulrahman. Le vieil homme a un rire puissant : il est heureux, les prix ont baissé, et les clients sont plus nombreux. «Mais il faut désormais que les autorités se concentrent sur la réouverture des écoles et la réorganisation de la municipalité, dit-il. Les Irakiens sont des gens bons qui ne demandent qu'à vivre en paix. Si le peuple est éduqué et que les leaders cessent de créer des divisions entre ethnies et confessions, alors nous formerons un beau pays.» A côté de lui, un jeune homme acquiesce. Depuis qu'il a appris la libération de l'université, Mohamad ne pense qu'à une chose, reprendre ses études de droit : «Ça fait trois ans que je ne vais plus à l'université, explique-t-il. Sous Daech, la justice que j'étudiais était haram, interdite. Je veux devenir juge et aider à construire le futur de Mossoul. Nous ne pouvons plus attendre, cette ville est à nous et nous ne la donnerons jamais à quelqu'un d'autre.» La réouverture de la faculté risque de prendre du temps. Les bâtiments sont en ruine à la suite des combats qui y ont opposé les jihadistes et les forces spéciales irakiennes.

«Vrai visage»

Entre chaos et liberté, beaucoup de Mossouliotes n'osent plus penser au futur. Pour l'heure, la situation leur échappe encore. Et la première préoccupation reste le manque d'eau et d'électricité. Dans le quartier d'Al-Wahda, proche du Tigre, le Croissant-Rouge distribue des cartons de vivres. Dans la foule qui s'accumule autour du camion, Abou Brahim tend bien haut son ticket de rationnement. Le quarantenaire espère trouver un travail pour nourrir sa famille. «Ils vont avoir besoin de main-d'œuvre pour reconstruire la ville», espère-t-il, tout en sachant que le chemin vers la stabilité sera encore long : «Avant Daech, il y avait déjà des terroristes, mais les autorités n'y ont pas prêté importance. Chacun se rejetait le problème. Et, finalement, Daech est arrivé. Il était censé défendre les sunnites, mais c'était une illusion, ils ont rapidement montré leur vrai visage.» Et de continuer : «Aujourd'hui, nous n'avons pas de force politique ou militaire. Nos représentants à Bagdad ne pensent qu'à s'enrichir et nous nous trouvons coincés entre les chiites au pouvoir et la région du Kurdistan irakien. Après Daech, s'ils s'affrontent, nous serons les premières victimes, pris en étau dans ce conflit.»

Dans les coulisses de la lutte contre l’Etat islamique, chaque force a gardé en tête ses objectifs historiques. Aux entrées de Mossoul et dans ses environs, région à majorité sunnite, de victorieux étendards chiites flottent au soleil. Les forces kurdes, elles, ont de facto étendu leur territoire au nord, au sud-est et à l’ouest de Mossoul. Une fois l’ennemi commun battu, les tensions nationales et régionales risquent bien à nouveau d’exploser au grand jour.

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