“Antarctica” : 20 000 lieues sous les glaces

Le photographe Laurent Ballesta a plongé à 70 mètres sous l'Antarctique, là où seuls étaient allés les robots. Un exploit humain dans un monde fascinant.

Par Virginie Félix

Publié le 28 janvier 2017 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h36

Il revient de la Lune. A le voir harnaché dans son épaisse combinaison de plongée lestée de plomb, à découvrir ses photos aux formes et aux couleurs surnaturelles, à l'écouter raconter son périple de l'extrême avec l'émerveillement des premières fois, on se dit que Laurent Ballesta est une sorte de cosmonaute. Un Armstrong des grands fonds qui aurait levé un coin du voile sur une planète méconnue.

S'aventurer 20 000 lieues sous les glaces : un pari un peu dingue comme les aime Laurent Ballesta, biologiste marin et plongeur de l'extrême. Au tableau de chasse de ce néo-Cousteau, les premières photographies du coelacanthe dans son milieu naturel — un poisson préhistorique des grandes profondeurs africaines —, ou une immersion record de vingt-quatre heures chrono avec les mérous dans un atoll de Polynésie. C'est cette fois dans des eaux moins clémentes (-1,8 °C) que le quadra athlétique s'est jeté : les fonds antarctiques, à des profondeurs jusque-là explorées par les robots sous-marins. Mettant les palmes là où l'humain n'avait jamais mis le pied.

Pour obtenir le droit de plonger jusqu'à 70 mètres, quand le traité de l'Antarctique n'autorise les chercheurs qu'à des plongées à 20 mètres, il aura fallu dix-huit mois d'âpres négociations avec l'administration des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf), l'acheminement à Dumont-d'Urville d'un caisson hyperbare pour intervenir rapidement en cas d'accident de décompression et la présence permanente d'un médecin. Pour résister au bain glacé pendant des plongées de cinq heures trente, Ballesta et ses deux équipiers — les frères Yannick et Cédric Gentil, en charge de la prise de vues et de l'éclairage sous-marin — ont dû se faire confectionner un matériel hors norme : combinaison et gants chauffants, millefeuille de sous-vêtements et vêtements « techniques » (cinq couches ).

Au total, 90 kilos sur le dos et six heures quotidiennes pour s'équiper. « Ce sont les plongées les plus difficiles de ma vie, raconte le photographe, pourtant aguerri par vingt années d'explorations sous-marines depuis ses premières aventures pour Nicolas Hulot et Ushuaïa. En quarante-huit jours, j'ai perdu 7 kilos. J'étais tellement épuisé, le soir, que j'en oubliais même de manger. Je n'avais plus la force de me rhabiller pour aller au réfectoire de la base et je préférais aller dormir. Mais c'était une telle moisson d'images et de découvertes à chaque plongée que ça en valait la peine. »

C'est en effet un paysage à la luxuriance tropicale qu'il a découvert sous ses yeux ébahis. Des jardins de coraux, d'éponges et de gorgones, peuplés de créatures fantastiques, « des limaces de mer jamais vues, des crustacés incroyables, des poissons dont on ne connaît toujours pas le nom ». Un monde merveilleux comme sorti d'un rêve de Jules Verne. « Plus on plongeait profond, plus il y avait de la vie, de la variété, cinquante bestioles différentes par mètre carré. » Près de mille photos de ce bestiaire fabuleux ont été cédées aux chercheurs du CNRS. « On ne pouvait pas imaginer que quelques mètres sous la glace, ce serait cette féerie, ce feu d'artifice », s'enthousiasme le plongeur.

Une intense émotion esthétique dont témoignent également le réalisateur Jérôme Bouvier et le photographe Vincent Munier, qui ont promené eux leurs objectifs au-dessus de la glace. « Une fois qu'on connaît ces grandes étendues blanches et leur lumière incroyable, on est addict », confie Munier, qui a bravé avec joie la tempête pour mitrailler les manchots empereurs. Et enchaîné les nuits blanches, inspiré pour ses photos par les lueurs irréelles des couchers de soleil sans fin et des aubes fondant du rose au bleu. Tous ont cherché à profiter intensément de ces quarante-huit jours, conscients d'avoir le privilège rare d'explorer un territoire inaccessible dont les seuls habitants — hormis les mammifères marins et les oiseaux — sont une poignée de chercheurs.

“Il y a des milliers d'espèces sous l'eau, en Antarctique.”

Au-delà de l'excitante aventure qui les a attirés vers le pôle, le but du voyage était de témoigner de la beauté mais aussi de la fragilité de cet écosystème. « Quand on arrive là-bas, on a vraiment l'impression d'être dans un endroit très préservé que rien ne peut atteindre... ce qui n'est pas du tout le cas, explique Jérôme Bouvier. L'état de la banquise a un très grand impact sur le cycle de reproduction des manchots. Les deux années avant notre venue, la fonte des glaces a eu des conséquences catastrophiques, 90 % des poussins sont morts. Cette expédition, qui s'est déroulée au moment de la COP21, était aussi une manière de raconter ce qui se passe en Antarctique avec le changement climatique. Nos images sont là pour sensibiliser. »

Sensibiliser en ouvrant des portes vers un monde encore inexploré, une des dernières terra incognita de notre planète, que l'on découvre entre émerveillement et prise de conscience. « Il y a des milliers d'espèces sous l'eau, en Antarctique ; en cinquante jours, j'ai le sentiment de n'avoir qu'effleuré le sujet », constate Laurent Ballesta. « Mais, conclut l'amoureux des grands fonds, si cette vie sous-marine est si luxuriante, c'est parce qu'elle a pu se développer dans des espaces préservés. »


La terre Adélie, un visage global

Une résidence d'artistes sur la banquise. C'était le souhait de Luc Jacquet, lorsqu'il a embarqué, à l'automne 2015, en compagnie des photographes Laurent Ballesta et Vincent Munier, et du réalisateur Jérôme Bouvier, pour quarante-huit jours en terre Adélie. « Dix ans après La Marche de l'empereur, je voulais retrouver l'archipel de Pointe Géologie et le montrer à travers des regards différents, sur et sous la glace », explique le documentariste.
Cofinancée par son ONG Wild-Touch et par Arte, l'expédition Antarctica ! a été conçue dès le départ comme un projet global : deux documentaires pour la télévision (réalisés par Jérôme Bouvier et diffusés samedi sur Arte), des modules vidéo à 360° (visibles sur Arte future et Arte 360), mais aussi un nouveau long métrage de cinéma pour Luc Jacquet (1) , qui a remis ses pas dans ceux de son oiseau oscarisé, le manchot empereur. A quoi s'ajoute une formidable exposition (2) , qui permet au visiteur de pénétrer dans les vestiaires de la base Dumont-d'Urville, au milieu des combinaisons de plongée, avant de s'immerger comme dans un aquarium dans les profondeurs de l'Antarctique, puis de se laisser aller à la rêverie contemplative dans une pièce immaculée où se dandinent les manchots.
« En s'approchant au plus près des émotions que nous avons pu ressentir dans ces lieux incroyables, on transmet du plaisir et de l'émerveillement, estime Luc Jacquet. Mais aussi, je l'espère, la prise de conscience que cette nature si belle doit être préservée. »
 

(1) L'Empereur, sortie en salles le 15 février.

(2) Exposition « Antarctica », au musée des Confluences, à Lyon, jusqu'au 16 avril 2017 (voir notre visite guidée avec Laurent Ballesta sur Telerama.fr)

Pour prolonger le voyage, deux livres rassemblent les photos de Laurent Ballesta et Vincent Munier : Antarctica ! et Adélie : terre et mer, éd. Paulsen, 37 EUR et 274 EUR.

 

Antarctica, sur les traces de l'empereur, samedi 28 janvier 2017 à 20h50 sur Arte

 

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus