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Quand le franc faillit devenir la monnaie mondiale

1867: la France ambitionne de créer une monnaie universelle basée sur le franc germinal. L'opposition de la Prusse, les réticences de la Grande-Bretagne, la chute du Second Empire condamneront le projet. Le monde bascule ensuite dans le protectionnisme et la logique des blocs. Un récit passionnant à lire en 2017, alors que la zone euro est très fragilisée.

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Par Georges Valance

Publié le 27 janv. 2017 à 01:01

La «fête impériale» bat son plein en ce mois de juin 1867. L'Exposition universelle du Champ-de-Mars accueille 42000 exposants venus du monde entier et près de 7 millions de visiteurs dans une ellipse aux arcs métalliques dessinés par un jeune ingénieur, Gustave Eiffel. Huit rois, l'empereur d'Autriche-Hongrie, le tsar et le grand sultan ont fait le voyage de Paris quasiment reconstruit par le baron Haussmann. «Durant les sept mois qu'a duré la kermesse grandiose, Paris a exercé sur le monde entier un prodigieux rayonnement de grandeur et de richesse, de liesse et de prospérité. Jamais une atmosphère de fête n'a enveloppé de façon plus soutenue et plus durable une population grisée d'orgueil et de plaisir», écrit un historien de l'époque. La reine de Paris est alors Hortense Schneider, qui triomphe dans La Grande-Duchesse de Gérolstein d'Offenbach. Elle entre même à l'Exposition par la porte réservée aux altesses, en se faisant annoncer par son cocher: «Madame la Grande-Duchesse de Gérolstein.» Sa notoriété a traversé les frontières: dès son arrivée à Strasbourg, le tsar Alexandre II se fait réserver une loge aux Variétés et on le voit bientôt au domicile de la cantatrice, surnommée par les Parisiens le «passage des princes».

À un petit kilomètre du Champ-de-Mars, au Quai d'Orsay, l'atmosphère est moins festive. Le ministère des Affaires étrangères accueille une conférence monétaire internationale à laquelle participent des délégués de tous les pays européens (dont la Russie et l'Empire ottoman) et des États-Unis. Objectif: «réaliser l'unification monétaire universelle». Une sorte de Maastricht planétaire. Ni plus ni moins. L'ambition est grandiose: il n'y a pas eu de monnaie universelle (entendez occidentale) depuis le denier de l'Empire romain et le florin italien au xiiie siècle. Elle est portée par Napoléon III, soucieux d'élargir la sphère d'influence politique et économique de la France. Et elle s'appuie sur une première réalisation: en 1865 a été signée entre la France, la Belgique, la Suisse et l'Italie une convention monétaire instaurant «l'Union latine», qui unifie «ce qui regarde le poids, le titre, le module et le cours de leurs espèces monnayées d'or et d'argent». C'est à partir de cette convention et de son article 12, qui prévoit son extension «à tout autre État qui en accepterait les obligations et qui adopterait le système monétaire de l'Union», que Napoléon III propose de réunir une nouvelle conférence, beaucoup plus large. Dans son esprit, l'union monétaire mondiale doit avoir pour base le franc germinal.

La France du Second Empire est riche et influente et passer plusieurs semaines à Paris aux frais de l'Empereur n'est pas à dédaigner, surtout en pleine Exposition universelle. La plupart des gouvernements sollicités par la diplomatie française acceptent l'invitation, même si certains, comme la Grande-Bretagne et la Prusse, émettent déjà des réserves inquiétantes.

138 délégués et un accord théorique

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Le lundi 17 juin 1867, à 9h30 du matin, le ministre français des Affaires étrangères, le marquis de Moustier, ouvre solennellement la conférence devant les délégués de dix-huit pays (à noter que les questions monétaires internationales sont alors gérées en France par le Quai d'Orsay et non par la rue de Rivoli). Lorsque les 138 délégués se sépareront, le samedi 6 juillet, ils n'auront certes pas mis en place une monnaie mondiale, mais ils auront du moins conclu un accord théorique autour des quatre piliers sur lesquels devrait s'appuyer un système monétaire «universel et fixe». D'abord, un seul étalon à terme, l'or, l'étalon argent étant appelé à disparaître, mais progressivement pour ne pas déstabiliser les Banques centrales qui en détiennent de grosses quantités - comme la Banque de France. Deuxièmement, des pièces d'or au titre unique de 9 dixièmes de fin et d'un poids strictement identique ou ayant des poids corrélatifs facilement comparables. Troisièmement, des monnaies divisées selon le système décimal, et non plus duodécimal, comme en Grande-Bretagne et dans les États allemands. Le délégué américain, Samuel B. Ruggles, fait d'ailleurs remarquer que «les États-Unis ont été les premiers à avoir un système monétaire décimal». Comprendre, avant le franc français. Enfin, quatrième pilier: l'adoption d'une unité monétaire commune. En l'occurrence, «le poids de 5 francs or au 9 dixième de fin». Étant entendu que cette pièce, cette monnaie commune, pourrait circuler partout et devrait être acceptée par toutes les caisses publiques, même si tous les États n'étaient pas obligés d'en frapper.

Un tel plan signifierait, pour le système monétaire français, évoqué durant la conférence sous le nom de «système de la Convention monétaire de 1865» (l'Union latine), l'abandon de l'étalon argent qui, depuis la loi du 7 Germinal an XI (27 mars 1803), définissait son unité monétaire: «Cinq grammes d'argent, au titre de neuf dixièmes de fin, constituent l'unité monétaire, qui conserve le nom de franc.» Autre condition, il est vrai moins perturbante pour les Français: Paris devrait frapper des pièces d'or de 25 francs en plus des pièces de 10 et de 20. Pourquoi? Parce qu'elle est un multiple de l'unité monétaire commune et surtout parce que son poids en or serait très proche de celui du demi-aigle américain de 5 dollars, de la nouvelle pièce autrichienne de 10 florins et du souverain anglais. Ce qui, espère-t-on, pourrait faciliter l'adhésion, visiblement très problématique, de Londres au nouveau système.

On le voit, les délégués, et particulièrement les Français, ont bien travaillé. Le squelette d'un système monétaire commun au monde «civilisé», comme on disait alors, est échafaudé. Il reste à passer à sa réalisation, c'est-à-dire aux conventions diplomatiques engageant les États. La Conférence confie à la France la mission de préparer d'ici l'été 1868 une seconde conférence et de la convoquer «s'il y a lieu». Or, il n'y aura pas lieu. Le consensus politique nécessaire à la réalisation d'un Maastricht planétaire manquera. Tous les grands Etats étaient venus à Paris, mais chacun avec des arrière-pensées divergentes. Arrêtons-nous sur les cinq principaux, qui se partagent en deux «clans»: trois «pour» (France, Autriche-Hongrie, États-Unis), deux «contre» (Grande-Bretagne, Prusse).

«Trois monnaies, trois grandes nations»

La France, puissance invitante et désirant élargir sa zone monétaire, que souhaitent intégrer la Grèce et les États pontificaux, est le principal moteur. L'Autriche-Hongrie, vaincue par la Prusse à Sadowa l'année précédente, vient de quitter la convention de Dresde de 1838, qui standardisait l'usage des monnaies au sein du Zollverein, qu'elle avait rejointe en 1857. Elle est très allante. Elle signera bientôt un accord préliminaire avec l'Union latine, mais la guerre franco-prussienne de 1870 brisera ce rapprochement. Les États-Unis participent aux débats de manière très constructive, mais avec le souci d'y associer la Grande-Bretagne. D'où, on l'a vu, la revendication du délégué américain Samuel B. Ruggles d'avoir une pièce de 25 francs au côté du demi-aigle et du souverain: «Ces trois monnaies d'or, types de trois grandes nations commerçantes, fraternellement unies et différentes seulement par leurs emblèmes, feront, la main dans la main, le tour du monde, ayant cours dans les deux hémisphères.» Tout juste sortis de la guerre de Sécession, les Américains entendent utiliser cette conférence internationale pour manifester leur dynamisme et se placer dans le trio de tête des puissances mondiales. Ruggles lira ainsi une étude sur le total, évalué en francs, des monnaies d'or frappées dans les trois «grandes nations»: 6,5 milliards en France, 4,6 en Grande-Bretagne et 4,2 aux États-Unis. Hiérarchie, avertit le délégué, qui sera rapidement bouleversée avec une production d'or américaine qui «devrait rapidement passer de 100 millions de dollars à 300 ou 400» et «une population de 40 millions d'habitants qui excédera les 100 millions d'ici la fin du siècle, dans la courte période de trente-quatre ans». Le géant américain s'annonce!

Mais les lignes de fracture apparues dès la préparation de la conférence ne cessent de s'élargir. La Grande-Bretagne avait accepté d'envoyer des délégués en précisant qu'«ils n'auront pas pouvoir d'engager le gouvernement de la reine.» Et lors des débats, ses délégués ne cesseront d'insister sur leur «irresponsabilité» constitutionnelle. Ainsi, à la séance du 26 juin, le délégué Rivers-Wilson, s'inquiétant de «la tournure sérieuse et pratique que la discussion a prise», juge nécessaire de rappeler que son «rôle est simplement d'écouter les arguments qui pourraient être émis [...] et d'en faire un rapport à son gouvernement.» Cela a du moins le mérite de la franchise.

En Allemagne, encore divisée, les petits États (trois d'entre eux participent à la conférence) seraient tentés par un rapprochement avec le système monétaire de la France, avec laquelle ils commercent beaucoup, mais ils sont liés à la Prusse par la convention monétaire de Dresde. Et Bismarck veille. Avec son humour inégalé, il récuse l'adhésion au système de l'Union latine, au nom précisément de cette convention et du... «respect» dû à ces petits pays: «Nous ne méconnaissons pas les grands avantages que les populations des deux pays tireraient d'un rapprochement des systèmes monétaires [...] Mais la question monétaire est l'une de celles inscrites au programme de la Confédération du nord de l'Allemagne. Les traiter d'avance avec un autre État serait préjudiciable aux débats à venir.»

Dans les débats de la conférence, on assiste à un spectacle qui serait comique s'il ne révélait la domination prussienne sur l'Allemagne, avant même la guerre de 1870 et la création du Deuxième Reich. Exemple tiré des archives du Quai d'Orsay: «Sur le point de savoir quelle monnaie d'union conviendrait le plus à la Prusse, je ne peux me prononcer», déclare le délégué prussien. «La Bavière est liée par la Convention monétaire de Dresde et ne pourrait accepter une monnaie qui ne serait pas admise dans les caisses du Zollverein (c'est-à-dire par Berlin)», renchérit le Bavarois, relayé par l'envoyé du grand-duché de Bade qui «s'associe à cette déclaration» et par celui du Wurtemberg qui «adhère pleinement à toutes les déclarations faites par MM. les délégués de Prusse et de Bavière». Fermez le ban!

En fait, la Conférence monétaire de 1867 est arrivée trop tard. Elle relevait de la même philosophie que l'Exposition universelle: l'esprit saint-simonien d'ouverture des frontières, de développement des relations internationales et de confiance dans les nouvelles technologies. Témoin, cet extrait du discours d'introduction des débats prononcé par le marquis de Moustier: «Un siècle qui, comme le nôtre, a tant fait déjà pour le rapprochement des nations par la communauté des moyens matériels de communication et de certaines institutions législatives garantissant les intérêts mutuels, depuis la suppression du droit d'aubaine jusqu'aux conventions internationales pour l'exécution des jugements et pour l'extradition des accusés, depuis les conventions postales, télégraphiques et douanières jusqu'à celles qui protègent la propriété intellectuelle, [un tel siècle] se doit d'établir l'unification monétaire, une sorte de dette envers la civilisation.» Mais une monnaie commune a besoin du libre-échange et d'un monde politiquement ouvert. Or cet universalisme si cher au Second Empire ne survivra pas à sa chute. Bientôt, l'Europe basculera dans le protectionnisme et dans la politique des blocs, alliances et contre-alliances. Quand, après la guerre de 1870, l'Allemagne unifiée optera pour l'étalon or (mark-or), ce sera contre la France et grâce aux 5 milliards de francs-or d'indemnité de guerre imposée par Bismarck. Un anti-Maastricht en quelque sorte.

De l'Union latine à l'euro

L'union monétaire formée en 1865 par la France, l'Italie, la Belgique et la Suisse fonctionne pendant presque cinquante ans mais ne résiste pas à la Première Guerre mondiale. Après 1918, les États font tourner la planche à billets sans concertation, et l'Union est dissoute en 1927. L'expérience est bien présente à l'esprit des promoteurs de l'euro dans les années 90. C'est pour assurer la pérennité de la monnaie unique que le pacte de stabilité et de croissance, adopté en 1997, fixe plusieurs garde-fous comme le plafonnement à 3% du PIB du déficit public - la France ne respecte plus cette règle depuis 2007. La zone euro (19 États-membres aujourd'hui) reste bancale sans véritable coordination budgétaire. D'où les doutes sur son avenir. D'autres zones monétaires ont éclaté au cours du xxe siècle, comme la zone rouble, mais sans qu'on puisse en tirer de leçons: les pays concernés n'avaient pas du tout la même ouverture au commerce mondial ni la même sophistication financière que les pays de l'euro.

Par Georges Valance

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