Gaston Lagaffe, hippie contestataire

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Gaston Lagaffe, hippie contestataire

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Le très chaplinien "mastigaston", qui permet de mâcher sans se mordre les joues
Le très chaplinien "mastigaston", qui permet de mâcher sans se mordre les joues
- Franquin©Dargaud-Lombard

Gaston Lagaffe, l'employé le plus inefficace des éditions Dupuis, n'est pas tout à fait improductif : il a à son actif quantité d'inventions qui séduisent beaucoup ses lecteurs. On tente de comprendre pourquoi cet amour immodéré pour cet employé de bureau calamiteux, le bricolo de Franquin.

Gaston Lagaffe, perpétuellement affublé de ses espadrilles et de son col roulé vert bien trop court, employé de bureau le plus calamiteux devant l’Éternel… n'est pourtant pas qu'une personnification de la paresse. Il a à son actif bien plus d'inventions que n'importe quel champion du célèbre concours Lépine, et c'est l'une des raisons de cet amour jamais démenti qu'ont pour lui les lecteurs de Franquin. On cherche à savoir pourquoi ces inventions nous séduisent tant, et quels messages elles véhiculent.

En 2004, dans un "Mauvais genres" consacré au dessinateur, le journaliste Nicolas Acin pensait savoir pourquoi Franquin avait choisi de faire de Gaston Lagaffe, un véritable ingénieur : "Je pense que Franquin, étant un humoriste et un gag man, quelqu’un qui pensait en terme de potentiel comique, cherchait quelque chose qui pouvait se renouveler chaque semaine, qui avait un potentiel comique énormément renouvelable. Donc il a trouvé un personnage qui est à la fois celui de la rupture, de l’anti-quelque chose, et quelqu’un qui est très très inventif aussi, c’est un créateur."

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Emission spéciale Franquin_Mauvais genres, octobre 2004

1h 00

Durée : 1h

"En fait, je suis un bricoleur refoulé. J'aime bricoler, mais je n'en ai ni le temps, ni l'énergie. Alors, c'est Gaston qui bricole pour moi." Franquin à Philippe Vandooren, en 1992 ("Signé", éditions Dupuis)

Gaston, contestataire des années 1960

Pour le critique et essayiste Michel Meurger, invité à cette même émission de 2004, Gaston contribue, grâce à ses inventions, à être un élément perturbateur dans un univers normé où l'énervement et le stress font loi : la rédaction du Journal de Spirou. "C’est un enfant, ou plutôt, c’est un attardé… D’ailleurs, Franquin l’a dit lui-même, c’est un personnage qu’on peut considérer comme un personnage limite, qui a gardé des caractères infantiles, mais justement, qui interroge, de par son caractère limite, l’univers des adultes, cet univers qui se prétend un univers mûr et qui ne l’est pas du tout. (…) Gaston Lagaffe c’est un peu la révolte de chacun d’entre nous contre tous les aspects aliénants de la société."

Des propos auxquels se rallie Jérôme Bessière, commissaire général de l’exposition "Gaston au-delà de Lagaffe" (visible jusqu’au 10 avril 2017 à la Bpi, à Paris - Entrée libre), invoquant l'esprit contestataire des années 60, où Gaston s'est épanoui.

"C’est vraiment un personnage qui me semble incarner l’esprit libertaire des années 1960. Ça se voit dans les thématiques abordées : il est un peu un écolo avant l’heure, il est, par bien des côtés, y compris physiques, un hippie. Et dans ses inventions, il y a le plaisir de la gaffe et du gag, mais au-delà, beaucoup s’inscrivent dans un esprit de liberté. (…) Ça va de l’invention qui a pour but de lui permettre d’être encore plus glandeur que ce qu’il est naturellement, le mastigaston, par exemple (…) à d’autres inventions où on est à la frontière du discours politique." Jérôme Bessière

Gaston Lagaffe et sa mini-tondeuse qui épargne les pâquerettes
Gaston Lagaffe et sa mini-tondeuse qui épargne les pâquerettes
- Franquin©Dargaud-Lombard

"Sa relation aux objets, si on veut faire une psychanalyse un peu rapide de Gaston Lagaffe, c’est une manière de s’affranchir des normes et des contraintes productivistes, consommatrices, des années 60 et 70. Un bon exemple, c’est sa voiture. Franquin lui-même était un grand amateur de bagnoles, il en a dessiné pléthore, il aimait en conduire, et paradoxalement la voiture de Gaston Lagaffe, qui est un vieux modèle de Fiat 509, un vieux tacot… il n’a de cesse de la bricoler, de l’augmenter, pour qu’elle puisse se garer gratuitement, pour qu’elle puisse aller plus vite, pour qu’elle pollue moins. Evidemment, à chaque fois elle pollue plus, elle s’écroule au moment où il se gare…" Jérôme Bessière

Gaston, clown lunaire

Michel Meurger définit Gaston Lagaffe comme un enfant. Et c'est justement cette dimension poétique de l'enfance que vous avez été nombreux à célébrer sur Twitter, lorsqu'on vous a demandé quelle invention du génial Lagaffe vous préfériez (vos témoignages sont à retrouver en bas de cet article). Vous avez particulièrement plébiscité le mastigaston, et le gaffophone, instrument de musique encombrant et calamiteux, à l'origine de nombreux gags. Il fait partie des inventions de Gaston Lagaffe qui ont été véritablement réalisées, souligne Jérôme Bessière : "Spirou avait organisé un concours de gaffophone à la fin des années 60… il y a eu des réalisations physiques de cet objet. (…) Il y a un livre de recettes aussi de Gaston Lagaffe, on est dans un autre registre d’invention, l’invention culinaire. (…) Il y a la fameuse morue aux fraises par exemple…"

"Les inventions de Gaston Lagaffe ne sont jamais dans le registre de la science, de la recherche, de l’application industrielle, elles sont toujours dans une logique du farceur, du dormeur, du glandeur… On est toujours dans l’imaginaire visuel d’une espèce de clown lunaire." Jérôme Bessière

N'oublions pourtant pas que Gaston, sous ses airs lunaires, n'est pas toujours un tendre. Si on l'interrogeait à ce sujet, l'agent Joseph Longtarin dirait certainement pis que pendre de l'ami en espadrilles et de sa guerre ouverte contre les parcmètres du quartier ! Le célèbre homme d'affaires De Mesmaeker également, qui n'aspire qu'à signer un contrat avec Le Journal de Spirou, ambition perpétuellement contrariée par les inventions ou les gaffes de Gaston.

"J'ai mûri en me disant que je n'avais pas joué assez. C'est une sensation très pénible de se dire qu'on n'a pas joué assez dans sa jeunesse. (…) Et Gaston, lui, continue le jeu. Et c'est pour cela qu'on l'envie. Car si on joue dans la vie, on s'expose à beaucoup d'ennuis." Franquin à Fernand Denis en 1987 ("Le Rappel", n°50)

Gaston et sa machine à créer des avions en papier... avec entre autres les contrats de De Mesmaeker
Gaston et sa machine à créer des avions en papier... avec entre autres les contrats de De Mesmaeker
- Franquin©Dargaud-Lombard

Franquin : le mouvement, et le souci du réalisme

Pourquoi les inventions de Gaston Lagaffe sont-elles aussi chéries par vous (nous !), lecteurs ? Peut-être parce qu'elles sont tout simplement parfaitement bien pensées et dessinées par le virtuose Franquin : "On a parlé d’école de Marcinelle pour qualifier le style de l’écurie des dessinateurs de Spirou. C’est le nom de cette banlieue de Charleroi où sont toujours installées les éditions Dupuis et la rédaction du Journal de Spirou", relate Jérôme Bessière, ajoutant que Franquin était considéré comme le maître à penser, le dessinateur de référence de cette école.

"Ce qui caractérise le style de l’école de Marcinelle, c’est le mouvement. C’est une des caractéristiques fortes. On retrouve chez Roba, chez Peyo, chez Morris, tout comme chez Franquin, un vrai sens du mouvement. Dans les BD de Franquin, les voitures roulent vite, les inventions explosent…Il y a une forte influence du dessin animé américain. C’est une génération qui est née entre les deux guerres mondiales, qui a regardé beaucoup de dessins animés, petits (…) et je crois qu’on retrouve dans leurs bandes dessinées à tous, un vrai souci de l’image en mouvement. C’est une partie de l’explication du goût de Franquin pour les inventions, qui sont des objets en mouvement." Jérôme Bessière

Gaston prépare une soupe pour une colonie de vacances...
Gaston prépare une soupe pour une colonie de vacances...
- Franquin©Dargaud-Lombard

Obsédé par le mouvement, Franquin l'était aussi pour le dessin réaliste, se créant des dossiers documentaires, des dossiers d'images sur des thèmes graphiques bien avant l'avènement d'Internet, de Google Images et consorts : "On en présente un dans l’exposition sur les feux et la fumée. Quand il dessinait, il avait vraiment un souci de représenter une explosion avec le plus grand détail possible, la plus grande attention réaliste. Il a dans son studio à Bruxelles, 150-200 dossiers documentaires sur des sujets réels : les tracteurs, le mobilier… (…) Lui-même était photographe, il a fait un voyage à Paris au cours duquel il a pris des photos de mobilier urbain de petits commerces… C’est quelqu’un qui regardait beaucoup les objets du réel."

"Quand je fonce avec une nouvelle machine, j'ai derrière moi de nombreuses feuilles de croquis avec des engrenages, avec des plans. Vu de l'extérieur, ça doit absolument avoir l'air de fonctionner." Franquin à Fernand Denis en 1987 ("Le Rappel", n°50)