Qui était le mystérieux apprenti de Géricault ?
Image de une : La Vierge du Sacré-Cœur à Ajaccio (détail).

FYI.

This story is over 5 years old.

Les Mystères de l'Art

Qui était le mystérieux apprenti de Géricault ?

Pendant un siècle, la sombre chapelle de la cathédrale d’Ajaccio a abrité un trésor oublié : un mystérieux tableau dont l’illustre paternité a été découverte sur le tard.

Des trois commandes officielles qu'il recevra au cours de sa carrière, Théodore Géricault n'en réalisera aucune. La première devait représenter le prince Eugène de Beauharnais, fils adoptif de Napoléon I, mais le projet avorte après l'abdication de l'Empereur. La deuxième, supposée mettre en scène le peintre Joseph Vernet attaché au mât d'un vaisseau, est finalement exécutée par son petit-fils Horace Vernet. La dernière, enfin, fut ordonnée par le ministère de l'Intérieur pour la cathédrale de Nantes, mais Géricault, peu inspiré, en confie secrètement la réalisation à son élève, un jeune rapin inconnu et fauché comme les blés qui deviendra l'un des plus grands peintres romantiques de l'histoire de l'art…

Publicité

Les déboires d'un petit jeune prometteur

Le 31 décembre 1819, Géricault est sollicité par la direction des musées pour réaliser une peinture commandée par l'évêque de Nantes. On lui demande une représentation d'un « Sacré-Cœur de Jésus et de Marie ». Peu enthousiaste, le peintre pactise en douce avec son apprenti pour échapper à la corvée. Il exécute tout de même une ébauche de dessin (conservé au MoMA de New York), mais paie grassement son élève de 22 ans pour peindre le tableau à sa place. Eugène, de son petit nom, sort tout juste de l'atelier que Pierre-Narcisse Guérin a ouvert à Paris en 1810, où il a appris la peinture et rencontré le flamboyant Théodore Géricault. Le jeune peintre de 17 ans est fasciné par la personnalité tourmentée de ce dandy rétif de sept ans son aîné . Rapidement, les deux artistes se lient d'amitié et Géricault prend Eugène sous son aile. Il le fait parfois poser pour lui, notamment pour le fameux Radeau de la Méduse - Eugène est l'un des naufragés au centre gisant face contre terre.

Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, 1819

Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, 1819

En 1821, Eugène achève enfin sa toute première commande non officielle après deux laborieuses années de travail. Il ne peut évidemment pas apposer son nom sur cette toile qu'il n'était pas censé peindre, ni Géricault sur ce travail qu'il n'a pas réalisé. La Vierge du Sacré-Cœur n'est donc pas signée. Géricault attendra quelques mois avant de livrer la peinture qui n'arrivera à Nantes qu'en décembre 1823. Entre-temps, un nouvel évêque a été ordonné à la cathédrale nantaise et malheureusement pour Eugène, la Vierge n'est pas vraiment à son goût. Le tableau est refusé et renvoyé à Paris en janvier 1824 au grand désarroi du peintre.

Publicité

Mais cette même année, le préfet de Lantivy arrive en Corse et demande à l'Etat un tableau de maître pour la cathédrale d'Ajaccio. Le ministère de l'Intérieur décide d'envoyer ni vu ni connu le tableau rejeté par Nantes, et le dissimule sous un autre nom pour éviter toute querelle théologique et diplomatique. La Vierge du Sacré-Cœur devient Le Triomphe de la religion et part pour Ajaccio en 1827. Géricault avait imaginé le tableau aux dimensions de l'église de Nantes, mais il est jugé trop petit pour être accroché derrière l'autel de sa consœur corse. Comme Eugène, dans l'ombre de son maître, le tableau est relégué à l'arrière-plan et est finalement accroché au fond de l'église. Dans l'obscure chapelle de la Vierge du Sacré-cœur, la toile tombe dans l'oubli pendant presque cent ans.

La vérité !

En Corse comme à Paris, tout le monde a volontiers oublié d'où venait Le Triomphe de la religion. Il n'y a d'ailleurs plus aucune trace de l'envoi de l'œuvre ; quant au mystère de son auteur, plus personne ne s'en soucis encore. Une dizaine d'années après cette entourloupe pas très catholique, le secret de La Vierge du Sacré-Cœur avait pourtant été percé par le premier biographe de Géricault, Louis Batissier. Cet archéologue, critique d'art et inspecteur des monuments historiques avait dévoilé la supercherie dans un article paru en 1842 dans la Revue du XIXe siècle, mais ses révélations passèrent complètement inaperçues…

Publicité

Il faudra attendre 1930 pour que l'œuvre soit enfin localisée par François Corbellini, peintre et conservateur du Musée Fesch (Musée des Beaux-Arts d'Ajaccio), et que l'incroyable mystère soit officiellement élucidé. Il est finalement avéré que ce n'est pas Théodore Géricault qui a peint la vierge, mais son jeune apprenti dont le nom est devenu entre-temps immensément célèbre : Eugène Delacroix.

Après cette fabuleuse découverte, Corbellini tente une proposition pour récupérer le tableau pour le Musée Fesch. Il offre d'échanger le Delacroix contre un tableau d'André Jolivet, mais l'affaire traîne et ne se fait pas. L'œuvre sera quand même remplacée par L'Assomption de la Vierge de Murillo en 1930, lorsque la toile quitte pour la première le cocon de sa chapelle pour rejoindre le Musée du Louvre. Paris se prépare en effet à célébrer le centenaire du romantisme dont Eugène Delacroix est devenu l'éminent représentant. Lors de cette exposition, Le Triomphe de la Religion est enfin restauré (après un siècle de culte, le tableau était noirci par la fumée des cierges) et classé par l'Inspection des Monuments historiques sous son titre initial : La Vierge du Sacré-Cœur. Elle revient à Ajaccio l'année suivante mais atterrit cette fois au Musée Fesch, à la grande satisfaction de Corbellini.

Esquisse de la Vierge du Sacré-Cœur et La Vierge du Sacré-Cœur à Ajaccio - Eugene Delacroix

Guérilla et autres petits désagréments

Puis vient la Seconde Guerre mondiale. En 1941, le musée est évacué et le tableau à nouveau déplacé. Il est mis à l'abri dans la Chapelle impériale du Palais Fesch où il restera caché pendant toute la guerre. Les archives du musée, elles, n'auront pas cette chance et beaucoup seront perdues ou détruites. Sans aucune traces de l'endroit où la Vierge est planquée, elle sombre a nouveau dans l'oubli. Elle ne sera recouvrée qu'en 1950 avant de réintégrer sa place originale dans la cathédrale d'Ajaccio où les années vont s'écouler tranquillement, sous les hospices d'une gloire longtemps attendue et enfin savourée. Les années 1990 verront passer le vol de la Vierge des moissons, la première œuvre de Delacroix, dans la petite église du village d'Orcemont, dans les Yvelines. L'affaire fera bien trembler les conservateurs de musées, mais pas autant que l'incendie qui se déclarera au sein même de la cathédrale d'Ajaccio en 1995 et qui épargnera de justesse la Vierge du Sacré-Cœur.

Après avoir été l'objet d'un gros mensonge, le tableau connu l'anonymat, l'oubli, l'ignorance, puis la renommée et la reconnaissance. Du haut de son nuage, la Vierge du Sacré-Cœur est toujours là, à l'endroit même où elle a traversé les siècles. Elle nous regarde, son bras levé vers le ciel comme une certaine Liberté guidant le peuple, que d'autres appelleront Marianne, et que Delacroix peindra quelques années plus tard. Dissimulée derrière le style et l'aura de Géricault, cette toile marque les prémisses du romantisme et le début d'une longue suite d'œuvres d'inspiration religieuse qui trouveront leur apothéose dans les magistrales peintures murales de l'église Saint-Sulpice que Delacroix achèvera en 1861. Il n'y a en fin de compte jamais eu d'Eugène avant Delacroix, seulement un génie qui, comme sa Vierge oubliée, a attendu son heure pour répandre sa lumière.

Lucie est notre enquêtrice du temps, elle est sur Twitter.