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Les différents visages de la prostitution par petites annonces

Indépendantes, « escortes » en tournée internationale, « masseuses » en salon, réseaux très locaux… les annonces de Vivastreet esquissent le portrait de la prostitution en ligne.

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Publié le 02 février 2017 à 10h49, modifié le 19 juin 2018 à 10h22

Temps de Lecture 10 min.

Illustration d'une annonce sur Vivastreet.

L’actualité

Lundi 18 juin, Vivastreet a annoncé la suspension de sa section Rencontres. Celle-ci abritait les rubriques Erotica et Erotica Gay, deux rubriques au cœur de l’information judiciaire pour « proxénétisme aggravé » ouverte mercredi 30 mai par le parquet de Paris.

Impossible pour une majorité de ne pas se prononcer sur le sujet. De la loi instaurant un délit de « racolage passif » en mars 2003, à la loi instaurant la pénalisation du client en avril 2016, la prostitution est régulièrement au coeur des débats sans jamais faire consensus. C’est que la figure de la personne en situation de prostitution est encore très mal connue. D’autant qu’aujourd’hui, la majorité de la prostitution en France est invisible. Elle passe dorénavant par Internet, notamment par Vivastreet, deuxième site de petites annonces français derrière Le Bon Coin.

Le site se distingue de son concurrent par ses rubriques « Services adultes - Erotica » et « Services adultes - Erotica Gay ». Toutes deux rassembleraient près d’un tiers des personnes se prostituant en ligne à temps plein, si l’on s’appuie sur les estimations du Mouvement du nid, association abolitionniste – favorable à l’interdiction de la prostitution. Travailleuses du sexe revendiquées, mineures victimes de la traite des êtres humains : au travers de ces annonces, Le Monde a tenté de discerner les nuances de la prostitution en ligne en France.

Les escorts « occasionnelles » progressivement évincées

En moyenne, une escort parisienne paie 290 euros par mois au site Vivastreet

Publier une annonce sur Vivastreet dans la rubrique « Erotica » est payant : 79,99 euros par mois. Une somme à laquelle il faut ajouter le coût des diverses mises en avant, pour que son annonce sorte du lot. Selon nos informations, une escort paie 220 euros par mois pour son annonce. Cette moyenne augmente dans les zones de forte concurrence. En Ile-de-France, où plus de 26 % des annonces se concentrent en janvier 2017 (pour 18,8 % de la population française), il leur en coûtera près de 250 euros mensuels. A Paris même, la moyenne s’établit à 290 euros.

Payer pour gagner en visibilité ou en mobilité est devenu une nécessité. Près de la moitié des 7 800 annonces (46 %) ont opté pour au moins une mise en avant payante.

Cette augmentation considérable des tarifs moyens a évincé des offres la plupart des escorts « occasionnelles ». A l’origine de Vivastreet, publier dans la rubrique « Erotica » était gratuit. En septembre 2008, on y trouvait près de 32 000 offres. Les annonces d’escorts y côtoyaient celles de leurs clients.

Mais à l’été 2009, publier une annonce sur Vivastreet devient payant. Première conséquence : les clients cessent de publier. En septembre 2009, le nombre d’annonces tombe à moins de 20 000, bien que la modique somme demandée par Vivastreet, moins de 10 euros par mois, permet encore aux « occasionnelles » de publier. Contrairement aux « professionnelles », ce sont souvent des étudiantes ou des salariées à temps partiel qui cherchent des revenus supplémentaires.

A mesure que les prix ont augmenté,seules 7 000 annonces subsistent désormais sur la rubrique. Le profil des « professionnelles » restantes est néanmoins loin d’être homogène.

Plus de 23 % des escorts sur Vivastreet font des « sex tours »
Part des annonces de la rubrique « Erotica » ayant payé pour les options principales en janvier 2017

Des « Sex tours » pour suivre les clients

L’étude des options choisies sur les annonces permet de dessiner des profils bien distincts d’escorts.

Plus de 23 % des escorts effectuent des « sex tours »

L’option « changement de ville illimité », à 99,99 euros par mois, permet de modifier la localisation des annonces. Ces tournées, plus souvent appelées « sex tours » sont principalement organisés par les réseaux internationaux, même si des escorts indépendantes en effectuent ponctuellement. En 2013, Eva Clouet, sociologue et ancienne coordinatrice de l’équipe Internet de l’association de travailleurs du sexe Grisélidis, détaillait dans un rapport pour la direction générale de la santé :

« [Certaines] “professionnelles” partent en tournée. Ce dispositif a pour but principal d’élargir leur clientèle et, pour reprendre les mots de Dolorès, “de booster le business !” […]. Quant aux “filles d’agence” ; elles ne travaillent qu’en tournée. Les “tours” organisés par les agences sont annoncés essentiellement sur les sites spécialisés […] Les circuits des tournées sont programmés pour des passages de 3 à 5 jours maximum, pour une ou plusieurs femmes, dans les principales villes de France (Paris, Lyon, Marseille et Toulouse font presque toujours partie des tours). »

Les agences, loin de se cantonner à leurs sites personnels, font également la publicité de leurs « filles » sur Vivastreet. Plus de 23 % des annonces ont choisi d’activer l’option « changement de ville illimité ». Cette option est souvent combinée à d’autres pour augmenter la visibilité du court passage des escorts dans une ville donnée. Des annonces qui génèrent plus de 36 % du chiffre d’affaires de la rubrique « Erotica ».

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La mobilité permet aux escorts de suivre leurs clients. L’été, le sud de la France est l’un des endroits privilégiés par les escorts « en tournée ». L’hiver, au contraire, est plus propice à un passage à Paris.

Le sud de la France est l'un des endroits privilégiés par les escorts lors de leurs tournées
Géographie des annonces ayant activé l'option "changement de ville illimité" (à partir des départements ayant plus de 30 annonces)

Réseaux locaux et salons de massage

Il existe également des réseaux organisés plus locaux. Ils n’ont pas l’utilité de l’option « changement de ville illimité », mais ont tous les attributs des réseaux précédents. A l’image de celui qui retient Anna*, 14 ans. Le 16 novembre, ses parents ont porté plainte directement contre Vivastreet pour proxénétisme sur mineure. Plusieurs annonces la présentant comme une « masseuse de 20 ans » ont surgi sur le site de petites annonces depuis un an. Le proxénète direct, contre qui une plainte a également été déposée, appartient à un groupe de la région parisienne. « Nous soupçonnons que ces auteurs sont fortement organisés. Le “sourcing” – c’est là que la bande fait son marché de filles – a eu lieu à l’hôpital lors d’un séjour où ma fille était fortement déstabilisée, admise pour une tentative de suicide », explique le père de la jeune fille.

6 % des annonces de la rubrique « Erotica » renvoient vers des salons de massage asiatiques

D’autres réseaux locaux utilisent le site internet Vivastreet pour faire venir les clients dans des maisons closes qui ne disent pas leur nom. Près de 6 % des annonces de la rubrique « Erotica » renvoient ainsi vers des salons de massage asiatiques. Près des trois quarts d’entre eux (73 %) sont situés en Ile-de-France. En juillet 2015, Nathalie Kosciusko-Morizet dénonçait en tant que présidente du groupe Les Républicains au Conseil de Paris « la réapparition de minimaisons closes qui cachent des centaines de prostituées asiatiques en esclavage ». Nous avons également relevé que ces mêmes salons proposent parfois leurs services dans la rubrique payante « Services - Santé, forme, beauté ». La publication y coûte moins cher, et elle permet en outre de bénéficier d’une meilleure visibilité : seules 400 annonces y sont listées. Leur forme, plus euphémisée que sur la rubrique d’escorting, insiste cependant sur les mêmes aspects : « Vrai Photo ! [sic] Uniquement des jeunes masseuses ! »

Des indépendantes, sans intermédiaires

A l’opposé de ces prostitutions de réseau, il existe également des indépendantes, qui travaillent volontairement et sans intermédiaires.

Les définir revient presque à décrire ce que la prostitution de réseaux n’est pas. Elles sont globalement plus âgées que les « filles d’agences » et sont moins mobiles que ces dernières. La sociologue Eva Clouet cite le cas de Laurence, 28 ans et mère au foyer, escorte depuis 6 ans. Tous les ans, elle travaille une à deux semaines dans un salon en Suisse ou en Allemagne, où les maisons closes sont autorisées. « D’après leurs dires, toutes reconnaissaient l’aspect sécurisant de travailler dans un espace organisé pour, ainsi qu’une certaine convivialité dans le fait “de travailler à plusieurs”. » Une convivialité qui rompt avec l’isolement décrit par les associations de défense des travailleurs du sexe sur Internet.

Des informations déclaratives, façonnées par les critères du site

L’esquisse des visages de la prostitution par petites annonces bute cependant sur des limites de taille. Les informations récoltées sont de l’ordre du déclaratif, diffusées sur une plateforme qui a ses propres règles de modération et pensées pour plaire aux clients. Elles sont donc loin de toujours représenter la réalité fidèlement.

Comme le montre le procès autour du cas d’Anna*, la rubrique « Services adultes - Erotica » est loin de ne proposer que des annonces d’escorts majeures. Il est cependant impossible d’indiquer un âge inférieur à 18 ans lors de la rédaction de l’annonce. Nous avons relevé un nombre non négligeable d’annonces où les personnes photographiées semblaient mineures. Une vérification systématique n’est pas possible à ce stade, Vivastreet ne demande pas l’identité des personnes annonçant sur la rubrique « Erotica ».

Une même méfiance vis-à-vis de l’origine ethnique déclarée est de mise. Dans son rapport, Eva Clouet précise :

« Les catégories proposées (Black ; Européenne ou Caucasiennes ; Est ; Asiatique ; Latino ; Beurette) ne correspondent ni à l’origine géographique, ni à la nationalité des personnes. Elles correspondent aux qualificatifs présents dans les annonces et/ou sur les sites (cases cochées par la personne). Ces catégories font écho aux attentes des clients (critères physiques) et sont généralement basées sur les normes sexistes et racistes de notre société. »

Les diverses annonces d’Anna* la décrivent d’ailleurs alternativement comme « beurette » ou « latino », afin d’intéresser différents types de clients. Le terme même de « beurette » renvoie moins à une origine ethnique précise qu’à l’imaginaire pornographique colonial. Il s’agissait en 2014 du deuxième terme le plus cherché sur le site de vidéos pour adultes PornHub, largement derrière « French ».

Les déclarations des femmes transgenres vont également dans le sens de la prudence à l’égard de l’analyse de l’origine ethnique. Elles représentent près de 10 % des annonces de la rubrique « Erotica » et se déclarent à près de 55 % comme étant « latino ». Une statistique qui contraste avec celle des femmes non-transgenres, dites « cisgenres », qui se déclarent à moins de 20 % « latino ». Dans l’univers fantasmatique des clients, être une femme trans reste en effet souvent associé à l’Amérique latine et plus particulièrement au Brésil.

Illustration d'une annonce d'escorting sur le site Vivastreet

Des femmes vulnérables aux pressions des clients

Ippo à Bordeaux, Grisélidis à Toulouse, Strass à Paris, Autres Regards à Marseille : nombreuses sont les associations à avoir développé une action spécifique à destination des personnes en situation de prostitution sur Internet depuis 2009. Elles organisent des tournées virtuelles, contactent les escorts via leur petite annonce et proposent de l’aide médicale, juridique et psychologique. Elles commencent également à rassembler des données très locales, pour mieux connaître ceux et celles qu’elles aident.

Comme Eva Clouet, qui a longuement travaillé aux côtés de l’association Grisélidis, la plupart des associations soulignent la difficulté d’entrer en contact avec celles qui ne sont pas « indépendantes » :

« Il est extrêmement difficile d’accéder aux femmes qui travaillent en agence, puisque le contact passe forcément par un tiers. De plus, un obstacle n’allant jamais seul, la barrière de la langue constitue également un frein important à la prise de contact. »

Toutes soulignent cependant l’importante vulnérabilité des personnes prostituées sur Internet. A côté des sites d’annonces, des forums de clients (les « punters ») se sont créés pour partager de leur expérience. Ils y détaillent les pratiques et les prix de chaque escort, utilisant les expériences décrites par les autres « punters » pour négocier à leur tour les mêmes prestations.

« Ce système a tendance à homogénéiser la demande […] et donc, par ricochet harmonise l’offre de services sexuels tarifés. La banalisation de la pratique de la fellation sans préservatifs est un exemple révélateur »

Certaines pratiques à risques comme la fellation « nature » (sans préservatif), le « CIM » (éjaculation dans la bouche) ou le « swallow » (fait d’avaler le sperme du partenaire) font maintenant partie des prestations attendues par le client.

« Seules 16 % des escortes dites indépendantes et 5 % des “filles d’agence” disent pratiquer la fellation avec préservatif. De même, le CIM et le swallow sont des pratiques fréquemment proposées ; plus du tiers des annonces d’escortes consultées. Toutefois, la part des “filles d’agence” annonçant pratiquer le CIM et le swallow est plus importante que celle de leurs consœurs dites indépendantes. »

Si les « filles d’agence » évoquent davantage leurs pratiques à risque, les indépendantes ne sont pas à l’abri de la pression des clients.

« Parmi nos enquêtées [toutes indépendantes], nombreuses sont celles qui se qualifient de GFE [Girl Friend Experience, où l’escort agit comme une petite amie]. Beaucoup expliquent qu’elles essaient, dans leur attitude notamment, que leurs rapports avec leurs clients “se passent naturellement” »

La quête de la relation « naturelle » passe pour les clients des « GFE » par l’absence de préservatif, connoté « trop pro » à leur goût.

Illustration d'une annonce de prostitution sur Vivastreet.

Précarisation des personnes prostituées

Malgré l’isolement et les pratiques à risques particulièrement liées au fait de se prostituer en ligne, les associations de travailleuses du sexe craignent qu’une fermeture de Vivastreet n’accentue encore la précarisation des personnes prostituées, qu’elles estiment déjà fragilisées par la loi votée le 13 avril 2016 visant à pénaliser le client. Outre la dépénalisation de la sollicitation de rapports sexuels tarifés, le rapport d’Eva Clouet pour Grisélidis et la direction générale de la santé préconise d’« engager des partenariats avec les administrateurs des sites spécialisés », à l’image de la version anglaise de Vivastreet, qui propose des liens vers SAAFE et le SWISH project, deux associations qui aident les personnes prostituées et les informent sur les risques sanitaires.

Côté français, Vivastreet se montre moins proactif sur la prévention, insistant sur la légalité de son activité. Interrogé sur la modération des annonces des rubriques d’escorting, Cédric Brochier, directeur général de Vivastreet, souligne : « Notre rôle consiste à accepter les annonces ou à les supprimer si elles ont un caractère illégal ou non conforme à nos conditions générales d’utilisation. »

* Le prénom a été modifié

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