Essai

Le passé, nouveau signe extérieur de richesse

Dans leur dernier essai, les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre décrivent une «économie de l’enrichissement» qui utilise patrimoine et made in France pour vendre toujours plus d’objets, toujours plus chers.
par Sonya Faure et Cécile Daumas
publié le 1er février 2017 à 18h56

Notre monde est-il celui de l'immatériel, de l'intelligence artificielle et de l'économie numérique ? Voilà que les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre publient une somme qui démontre le contraire : portés par un plaisir non dissimulé du paradoxe, ils remettent la matérialité de la marchandise au centre des échanges économiques. «Jamais peut-être les objets ne nous ont tant entourés, soutient Boltanski. Les êtres humains étant des êtres de corps, je ne vois pas très bien comment l'économie immatérielle pourrait suffire à les satisfaire.»

Lire aussi notre interview de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

Gisement

Dans Enrichissement : une critique de la marchandise, qui paraît ce jeudi chez Gallimard, ils vont même plus loin. Depuis les années 70, disent-ils, le capitalisme a muté pour entrer dans une nouvelle phase qui tire sa substance du passé et valorise ses produits en racontant des histoires. C'est ce qu'ils appellent «l'économie de l'enrichissement», un modèle très éloigné des fantasmes futuristes dont on aime se gargariser.

Industrie du luxe, tourisme haut de gamme, patrimoine, antiquités, art contemporain, gastronomie estampillée «authentique», immobilier d'exception… tous ces secteurs, loin d'être autonomes, fonctionnent de concert et font système, exploitant le même gisement, le passé. C'est là le principal apport de l'ouvrage : avoir conceptualisé et nommé ce qui ne se dévoile pas. Car «l'économie de l'enrichissement» ne dit pas son nom, fonctionne en toute discrétion avec des dispositifs particuliers de valorisation des objets, selon le principe de la collection notamment. Dans «les Structures de la marchandise», partie analytique de leur essai, les deux sociologues retracent ainsi le chemin théorique, commercial et mathématique qui permet d'associer un objet à un prix.

Plus largement, Enrichissement… poursuit une critique du capitalisme entamé en 1999 avec le Nouvel Esprit du capitalisme, écrit par Luc Boltanski et Eve Chiapello (Gallimard). Critique du système sous l'angle du travail, le Nouvel Esprit… décrivait alors une économie qui récupère à son profit les valeurs portées jusque-là par la contre-culture : l'imagination, l'autonomie, l'initiative désormais accordées au travailleur. Critique cette fois de la marchandise, Enrichissement… dresse les contours d'un monde où le créateur, ce travailleur imaginatif du Nouvel Esprit… se retrouve, «exploiteur et exploité». «Cette "classe créative" qui s'est développée - designers, artistes, etc. - travaille beaucoup, dans des conditions souvent précaires, remarque Boltanski. Elle tend à s'autoexploiter puisqu'elle est à elle-même l'entreprise dont dépend sa survie.»

Rentiers

Dans la lignée d'un Piketty et de son Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), Boltanski et Esquerre montrent que l'économie de l'enrichissement profite avant tout aux rentiers - ceux qui détiennent déjà un patrimoine - et les enrichit même. C'est bien la création de ces nouveaux dispositifs inégalitaires que cible le livre, et non une critique du commerce. «Pas de société sans commerce, Fernand Braudel le dit très bien», rappelle Boltanski. Pour ce livre écrit en quatre ans, les deux sociologues revendiquent le mode artisanal, entre flânerie, documentation fleuve et entretiens informels d'acteurs économiques ; et le chat de «Bolto» sur les genoux durant les longues heures d'écriture.

ENRICHISSEMENT : UNE CRITIQUE DE LA MARCHANDISE de LUC BOLTANSKI et ARNAUD ESQUERRE éd. Gallimard, 672pp., 29€. Sortie ce jeudi.
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