Métaphysique des “faits alternatifs”
En soutenant qu’ils ne mentent pas mais proposent simplement des “faits alternatifs”, le président américain et ses conseillers empruntent involontairement à la pensée de Nietzsche. Peut-on soutenir qu’il n’existe pas de faits mais seulement des interprétations ?
L’entrée en fonction de Donald Trump a donné lieu à d’étranges déclarations. Après que le porte-parole de la Maison Blanche Sean Spicer a annoncé que la cérémonie d’investiture du 20 janvier avait été « la plus grande en terme d’audience » et que la pluie s’était arrêtée durant le discours du président – déclarations démenties par les observateurs et les photos –, il s’est justifié en disant : « Parfois, nous pouvons être en désaccord avec les faits. » Quant à Kellyanne Conway, la conseillère du président Trump, elle a répondu, le 22 janvier, à un journaliste qui lui disait que ces allégations étaient un mensonge, qu’il existait des « faits alternatifs ». Les faits, tout comme les opinions, seraient d’après elle ouverts à la discussion contradictoire. Les journalistes auraient ainsi leur vision des choses, la Maison Blanche en proposerait une autre. D’ailleurs, en visite, le lendemain de son investiture, au siège de la CIA, le nouveau président a considéré que les journalistes faisaient partie « des êtres humains les plus malhonnêtes de la Terre ». Match nul ?
« Il n’y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un être qui les interprète »
Nietzsche
La notion de « fait alternatif » renvoie au rapport que le réel entretient avec la vérité. D’après la conception traditionnelle, défendue par exemple par saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, la vérité est l’adéquation de la pensée et des choses. Mais au XIXe siècle, Friedrich Nietzsche propose une tout autre définition. Dans ses fragments posthumes de 1885, on lit ainsi : « Le caractère interprétatif de tous les phénomènes. Il n’y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un être qui les interprète. » (Œuvres philosophiques complètes, XII). La métaphysique classique cherche à simplifier la multiplicité chatoyante du réel par des essences universelles et des lois immuables, prétendument objectives – celle du rapport constant entre la cause et l’effet, par exemple. Or le réel est un jeu de forces contradictoires et mouvantes créant une multiplicité, et non une belle harmonie de « faits » identifiés et combinés en vertu de règles éternelles. Selon Nietzsche, « il n’y a pas d’“état de fait en soi”, au contraire, il faut toujours supposer un sens au préalable pour qu’il puisse y avoir un état de fait. » Pas de « qu’est-ce que cela ? » sans un point de vue pour poser cette question. « L’“essence”, l’“entité” relèvent d’une mise en perspective et présupposent déjà une multiplicité. À la base, il y a toujours “qu’est-ce que cela pour moi ?” (ou pour nous, ou pour tout ce qui vit, etc.). » Ce qui importe, c’est de comprendre quelle volonté, quelle vision des choses commande et ordonne les sacro-saints faits. Le fait objectif, vérifié, incontestable n’est que le résultat du plaquage, opéré par l’esprit humain, d’une catégorie figée sur la fluctuation du réel. Fondamentalement, le désir d’établir des faits indubitables répondrait à un désir de se rassurer face au flux continu et chaotique des forces du réel. Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche se moque de la « volonté de s’en tenir à ce qui est, au factum brutum, ce fatalisme des “petits faits” ».
Cela signifie-t-il que toutes les interprétations se valent ? Que l’on puisse prétendre qu’il fait beau alors qu’il pleut ? Pour Nietzsche, il existe tout de même un critère pour départager les différentes interprétations, qui n’est pas celui de l’objectivité ni de la vérité. Certaines interprétations exalteront les puissances créatrices de l’homme, d’autres, au contraire, viseront à les rabaisser vers l’obéissance, l’esprit grégaire et surtout vers le ressentiment. Accuser la Chine, les Mexicains ou les musulmans de tous les maux, ce n’est pas agir mais réagir, c’est se construire sur l’animosité et la méfiance, à mille lieues de l’affirmation généreuse de la vie chère à Nietzsche. Trump n’est donc pas, malgré sa mèche peroxydée, la « superbe brute blonde » nietzschéenne qui crie un grand « oui » à la vie, mais plutôt l’homme qui « dit non à un “dehors”, à un “autre”, à ‘‘un différent-de-soi-même” ».
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