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Interview

Serge Lasvignes : « On parle peu de culture dans les débats présidentiels et cela me paraît choquant »

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Par Martine Robert, Nicolas Barré

Publié le 10 févr. 2017 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Quel bilan faites-vous de ce 40e anniversaire du Centre Pompidou que l'on célèbre dans toute la France ?
Il faut saluer la réussite de ce projet, qui a rempli la mission assignée par ses initiateurs, au premier rang desquels Georges Pompidou : créer de nouvelles conditions d'accès à l'art. Le Centre Pompidou a inspiré tous les musées et pas seulement ceux dédiés à l'art contemporain, il a été la matrice des nouvelles formes de présentation de l'art. Il a fait sauter les cloisons entre grande et petite culture, notamment grâce à la pluridisciplinarité. Cette réussite dépasse largement la sphère de l'établissement : le Centre a acquis une dimension mythique, légendaire à l'étranger. Et alors qu'il a hérité à l'origine de la collection du musée d'art moderne du Palais de Tokyo, d'une richesse relative, l'établissement compte aujourd'hui 120.000 oeuvres. C'est l'une des deux plus importantes collections avec celle du MoMA de New York; elle s'enrichit encore, malgré un budget d'acquisition modeste, grâce aux donations d'artistes, de collectionneurs, de galeristes, d'amis...

Des regrets ?
Pour la première fois, on a voulu rapprocher dans un même lieu une bibliothèque, un centre d'art et un institut de recherche musicale unique, l'Ircam. Mais on a eu du mal à ce que les trois entités travaillent ensemble à des projets communs, multiculturels. Cela progresse mais au prix de beaucoup d'investissements. L'Ircam est un centre de recherche fondamentale et appliquée, qui s'appuie sur le CNRS et Paris-IV, proche des start-up, alors que ce monde des nouvelles technologies est assez étranger à la culture du musée. Pourtant, il peut être un tremplin pour investir le domaine scientifique; et nous avons aussi le Centre de création industrielle, axé sur l'architecture et les sujets sociétaux, auquel nous devons redonner son identité. Fin mars, nous monterons une manifestation multiforme tournée vers la prospective et le numérique, Mutations-Créations, qui réunira artistes, musiciens, designers, techniciens, scientifiques, en coproduction entre l'Ircam et le CCI. Nous devons cultiver cette originalité, cette capacité transgressive, notre ADN.

Le Centre va-t-il s'offrir une rénovation ? On parle de 100 à 150 millions...
En quarante ans, il n'y a pas eu - réserve faite des centrales de traitement d'air en 2013 - de véritables travaux d'actualisation technique : prévention incendie, conditionnement d'air, nettoyage des façades, changement d'ascenseur... Nous avons élaboré un schéma directeur avec le ministère de la Culture et l'Opic. Dès 2018, la chenille, déjà empruntée par plus de 100 millions de visiteurs, sera rénovée moyennant de 18 à 20 millions d'euros, de même que les entrées par la piazza. Et l'on rétablira une entrée commune entre les salles d'exposition et la bibliothèque, fréquentée par 1,2 million de personnes par an, avec une forte proportion de jeunes des quartiers populaires. Il y a là un réel enjeu de démocratisation de l'art contemporain. En 2020, on passera aux travaux techniques « durs ». A quel rythme ? Tout dépendra du soutien de l'Etat, des mécènes...

Que comptez-vous mettre en place pour convaincre les mécènes ?
La gouvernance du Centre n'ayant pas été conçue pour intégrer les mécènes, nous réfléchissons à la mise en place d'un fonds de dotation pour impliquer une dizaine de patrons ayant un réel engagement dans la culture, créer une interactivité avec les entreprises à travers des projets alimentés par ce fonds, par exemple des résidences d'artistes. Par ailleurs, nous voyons bien nombre de ceux qui étaient hier encore de grands mécènes se tourner vers un « automécénat » via leurs propres fondations. Cela n'est pas sans conséquence pour nous, même si cela renforce l'attractivité de Paris.

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Faut-il se rapprocher du modèle privé des musées américains ?
Nous avons une mission de service public pour laquelle l'Etat nous accorde une subvention, mais celle-ci a fondu de 8 à 9 millions en dix ans. Il ne s'agit pas de calquer notre fonctionnement sur les musées américains, mais nos conservateurs s'investissent de plus en plus dans la levée de fonds, y compris à l'étranger. Il faut trouver de nouveaux financements et maîtriser nos coûts sans dénaturer la pluridisciplinarité qui fait notre force : la diversité de nos propositions a permis d'accroître notre fréquentation l'an dernier, de manière contracyclique.

La baisse des budgets publics est-elle inquiétante pour l'avenir ?
Pour les acquisitions d'oeuvres, avec un budget de 1,8 million d'euros - dans les années 1980, c'était quatre fois plus -, il est clair que nous avons absolument besoin des dons, des dispositifs fiscaux qui les encouragent, sur lesquels les politiques ne doivent pas revenir.

Les institutions culturelles évaluent-elles à leur juste prix les contreparties offertes aux mécènes : privatiser Beaubourg relève de l'exceptionnel...
Il faudrait davantage d'échanges, de concertation, entre les grandes institutions; une forme de concurrence s'est développée pour attirer les mécènes, tirant les tarifs vers le bas, alors qu'il ne faut pas brader des bijoux de famille. C'est aussi parfois une question d'amour-propre de la part de ceux qui dirigent ces établissements, peu habitués à la compétition économique.

Le nécessaire soutien du privé ne vous rend-il pas dépendant d'un marché de l'art spéculatif ?
Il est vrai que c'est un marché très particulier : la variable émotionnelle est très forte dès lors que beaucoup de personnes veulent la même oeuvre. Lorsqu'un collectionneur nous prête des pièces pour monter une exposition, nous sommes conscients de la plus-value possible pour lui. Nous représentons un sésame pour nombre de galeries qui font pression sur nous, mais nous ne cédons pas et gardons notre autonomie éditoriale. C'est pourquoi nous cherchons aussi à développer nos recettes à l'international. Après le Centre Pompidou Malaga, qui a déjà attiré 320.000 visiteurs en un an et demi, nous avons un projet très avancé à Shanghai pour 2018 et à Bruxelles pour 2020. Je crois beaucoup à la valorisation de notre ingénierie culturelle à l'étranger, il y a une vraie demande, notamment en Chine, où il se crée sans cesse de nouveaux musées. Nous avons la marque, le réseau, les compétences.

La taille atteinte par la collection nécessite-t-elle de dissocier art moderne et art contemporain, en ouvrant un second lieu ?
C'est un débat récurrent, mais je n'y suis pas favorable. Avoir un parcours étendu de l'art moderne à l'art contemporain facilite l'accès à l'art le plus actuel, permet de faire le lien. En revanche, nous pouvons multiplier les projets hors les murs pour aller vers le public que l'on ne voit jamais. Et dans ce souci de démocratisation, nous avons un projet d'implantation d'une annexe, avec nos réserves, en Seine-Saint-Denis, en 2020.

Les technologies permettant toujours mieux de découvrir des oeuvres sans se déplacer sont-elles une menace ?
Rien ne remplace le contact avec l'oeuvre. Le numérique ne videra pas les musées : regardez la nouvelle classe moyenne chinoise, elle a rencontré un nombre incalculable de fois l'image de la Joconde sur Internet, mais elle veut quand même aller se faire photographier devant l'original ! En revanche, le numérique permet une très large diffusion des oeuvres et des actions éducatives efficaces : à travers une webtélé pour enfants, nous aidons à ouvrir l'école à l'art contemporain. Avec le conseil scientifique de Normale sup et du Collège de France, nous réfléchissons pour la rentrée à des cours en ligne gratuits dans une logique de Mooc. Et nous déclinerons également un volet payant dans le cadre de la formation professionnelle pour lequel nous recherchons des partenaires financiers. L'institution devient ainsi collaborative. Nos équipes de conservation doivent s'adapter car elles n'ont pas encore l'habitude d'aller sur les réseaux sociaux, de partager leur travail.

Pour vous, l'ex-secrétaire général du gouvernement, la culture n'est-elle pas la grande absente des débats de la présidentielle ?
Oui, on parle peu de culture et cela me paraît particulièrement choquant. Que le premier sujet soit l'emploi, d'accord. Que la sécurité soit aussi une priorité, je comprends. Mais si on se limite à cela, on laisse les extrémismes, le repli sur soi, progresser. J'ai tendance à faire l'analogie avec l'époque de la création du Centre. Georges Pompidou avait constaté le décalage entre le développement économique de la France et son conservatisme culturel. Il considérait que ce n'était pas bon sur le plan sociétal et économique car cela constituait un frein à l'innovation. L'art contemporain est une formation à la tolérance, à la souplesse, à l'agilité : tout ce dont on a besoin en ce moment ! Et l'éducation artistique est un facteur d'égalité des chances, d'ouverture d'esprit, irremplaçable. En France, on n'articule pas suffisamment les secteurs de la culture et de l'éducation. L'art doit être partagé par le plus grand nombre : c'est pourquoi pour nos quarante ans, plutôt que de faire un seul grand événement à Paris, nous avons préféré une fête vertueuse qui se propage sur le territoire.


Son actualité

Les 40 ans du Centre Pompidou : un anniversaire partagé, avec 75 événements, dont 50 expositions et 25 performances, concerts, spectacles, dans 40 lieux.

Lancement le 15 mars du festival Mutations-Créations, qui réactive le Centre de création industrielle et la dimension pluridisciplinaire du Centre Pompidou, sollicitant également l'Ircam.

Création à l'automne de l'école du Centre Pompidou, in situ, et sur Internet (Mooc), autour de la créativité et des expressions artistiques.

Son parcours

Né le 6 mars 1954 à Toulouse, cet agrégé de lettres modernes est d'abord professeur de lettres avant d'intégrer l'ENA puis le Conseil d'Etat.

En 1995, il entame une carrière hors Conseil d'Etat. Il modernisera notamment la Documentation française, pilotera les sites Internet service-public.fr et legifrance.fr avant de devenir secrétaire du gouvernement de 2006 à 2015.

Depuis avril 2015, il est président de l'Etablissement public du Centre Georges-Pompidou.

Nicolas Barré et Martine Robert

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