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Hommage : André Nahum et le privilège de partager

Dr André Nahum est né à Tunis en 1921. Ce chantre de la tolérance et de la coexistence est resté, jusqu’à sa mort, le 7 décembre 2015, très attaché à ses racines tunisiennes.

Par Habib Trabelsi

Avant de tirer sa révérence, le 7 décembre 2015, la dernière pensée de Dr André Nahum, un gardien moral de la mémoire du judaïsme tunisien, a été pour… un âne, son «frère de lait», le héros d’un conte allégorique, un testament littéraire légué par ce nonagénaire pour nous servir d’antidote à la haine, l’antisémitisme et l’extrémisme, en tout temps, en tous lieux.

L’homme-orchestre

André Nahum, né à Tunis en 1921, était un médecin dévoué, un écrivain engagé, un conteur-né, un chroniqueur infatigable… mais surtout le chantre de la mémoire de la communauté juive tunisienne qui plonge ses racines dans l’histoire plurimillénaire de ce pays auquel elle a offert des sommités (médecins, avocats, artistes, écrivains, journalistes, philosophes, sportifs…) méconnues.

«Curieusement tout était oublié, effacé, gommé. Comme si ça n’avait jamais existé», avait lui-même déploré dans ‘‘L’Exil des Juifs de Tunisie : l’échec d’une continuité’’. (1)

L’homme force l’admiration de tous ceux qui l’ont connu : ses parents, ses amis, ses patients à Sarcelles, dont il était le maire-adjoint. Plusieurs d’entre eux ont récemment bravé la distance et le froid et sont venus – de Dijon ou de Marseille, de Tunis ou de Tel Aviv – dans un quartier huppé à Paris où ils se sont relayés pour rendre hommage au «sage patriarche à l’appétit de vivre insatiable», à «l’encyclopédie vivante», au «puits de connaissances», à l’occasion d’une soirée festive et conviviale.

Son œuvre, foisonnante, trônait dans un coin du salon familial comme des trophées de chasse : ‘‘Partir en Kappara’’, ‘‘Les Contes de Ch’hâ’’, ‘‘Le Roi des Bricks’’, ‘‘Humour et sagesse judéo-arabes’’, ‘‘Le Médecin de Kairouan’’, ‘‘L’Etoile et le Jasmin’’, ‘‘Feuilles d’exil’’, ‘‘Israël/Palestine, l’Heure de vérité’’, ‘‘Tunis-la-Juive raconte’’, ‘‘Juifs de France, la Tentation assimilation’’, ‘‘Young Perez champion : De Tunis à Auschwitz’’… Mais c’est surtout son dernier-né, ‘‘L’âne mon frère de lait’’, qui fit sensation.

Ouvrages d’André Nahum.

«Le seul héritage de notre père c’est des livres… rien que des livres», s’enorgueillit l’un de ses enfants avant de fondre en larmes.

«André Nahum est vivant !», le consola l’un des convives, et d’ajouter que «les grands hommes sont pérennisés par leurs œuvres».

A la recherche du paradis perdu

«Cet ânon, représente la fidélité d’un juif à sa terre natale, l’attachement à ses origines, à ses parents, l’affirmation de valeurs humanistes à léguer aux générations futures, et même une réconciliation entre humains et animaux. Cet Âne, c’est surtout un espoir de paix», récapitula la psychologue clinicienne et écrivaine Elisabeth Brami qui a eu «le privilège de partager durant dix ans la rage, l’impatience, la force de conviction et de travail» de ce patriarche.

Elisabeth raconta ensuite comment elle l’a assisté, neuf mois durant, dans sa «grossesse» avant qu’il n’accouchât de cette pépite rare.

«Un vieil homme au crépuscule de sa vie veut retrouver son frère de lait, un âne, par le biais d’une émission de télévision. L’enquête sera plus compliquée que ce qu’il pensait mais lui permettra de revenir sur sa terre natale, la Tunisie », lit-on sur la fiche technique de ce conte allégorique politico-philosophique.

Il y raconte les circonstances romanesques de sa naissance de bébé quasi mort-né qui a dû la vie à la mamelle généreuse et nourricière de «Zara, une brave ânesse tunisienne qui compte dans sa famille des médecins, des avocats et des universitaires». Il y donne libre cours à sa nostalgie de l’âge d’or de sa famille et de la communauté juive en Tunisie.

La simplicité de la trame narrative et l’humour tendre et décapant font de cette «fable symbolique de fraternité judéo-arabe à usage des enfants du XXIe siècle», selon Mme Brami, un chef-d’œuvre atypique et captivant dès les premières lignes.

«J’ai eu, au début de ma vie, un frère de lait, un bébé avec qui j’ai tété de la même nourrice, et ce frère était… un âne. Oui, un vrai (…). Et c’est grâce au lait de sa maman l’ânesse que j’ai été sauvé et nourri. Parce qu’il a partagé son lait avec moi. Pendant des années, je n’y avais plus pensé. Et puis, brusquement, sans savoir pourquoi, alors que j’avais déjà des enfants, des petits-enfants et même des arrière-petits-enfants, j’ai eu besoin de retrouver sa trace». L’ânesse s’appelait Zara.

Evoquant plus loin le quartier d’El-Hara, qui avait été pendant près de dix siècles le centre névralgique de la communauté juive de Tunis, il écrit : «Plus de cimetière juif. Le cimetière juif a dû être transformé en jardin (…) Mes parents et moi avions bel et bien disparu de la mémoire du quartier».

La nostalgie de la terre natale sera encore plus poignante «sur la bouche» d’un descendant de son «frère de lait», un «vieil âne, à bout de souffle, mais qui avait encore de l’esprit.»

«Liens charnels» avec la Tunisie

Mais ce dépositaire de la mémoire juive tunisienne et ancien «travailleur juif» au camp de Bizerte pendant l’occupation allemande, portait aussi dans son cœur son pays natal jusqu’aux derniers jours de sa vie, mais une Tunisie laïque, comme le témoignent ses écrits, dont un article(2) publié au lendemain de l’élection présidentielle de 2014.

Quelques mois avant sa mort, il avait exprimé son attachement à son pays natal dans un message au Doyen de la Faculté des Lettres de la Manouba, Habib Kazdaghli, au lendemain de l’attentat terroriste au Musée du Bardo (18 mars 2015).

«Horrifié comme tous les originaires de Tunisie par l’effroyable attentat qui vient d’endeuiller mon pays natal, je voudrais assurer nos frères tunisiens de ma totale solidarité dans cette douloureuse épreuve. Les aléas de l’Histoire, le temps et la distance ne peuvent en rien affecter les liens charnels qui rattachent les Juifs tunisiens à 2.000 ans de coexistence et à tout ce que nous avons en commun. Nous sommes aujourd’hui tous confrontés à la même barbarie, aux mêmes criminels, ennemis de la civilisation, de la démocratie, de la République, de la tolérance, de la sagesse, de l’amour. Mais, avec l’aide de Dieu, ils ne gagneront pas!», disait notamment le message, lu pendant la soirée par le M. Kazdaghli qu’il n’avait jamais rencontré.

Habib Kazdaghli parle d'André Nahum

Habib Kazdaghli rend hommage à André Nahum.

Mettre «L’âne…», ‘sauf votre respect’, à l’école

«Le dernier vœu d’André Nahum était que ce conte paraisse un jour en Tunisie en traduction arabe et délivre des messages de première importance: transmettre (ou sauver) quelques valeurs, mettre en mots et en images un peu d’humanité, garder la mémoire de l’Histoire et honorer la chance d’être en vie», confia Elisabeth Brami à Kapitalis.

C’était avant le dérapage antisémite d’une députée de Nidaa Tounès sous la coupole de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui a provoqué une levée de boucliers quasi-générale, l’amenant à présenter des excuses pour le «lapsus».

L’excuse n’a pas empêché le chef du gouvernement, Youssef Chahed, de promettre une législation criminalisant la discrimination et la stigmatisation.

Le tollé quasi-général n’a pas empêché lui aussi de nombreux Tunisiens de condamner, via les réseaux sociaux, «le lynchage médiatique» de la députée Asma Abou Hana. Certains lui ont même trouvé des excuses, arguant que l’expression «le juif, hachakom» («le juif, que Dieu vous en préserve») est bien ancrée dans le subconscient du Tunisien.

Quelques internautes ont persisté à faire l’amalgame entre judaïsme et sionisme et accusé les Tunisiens de confession juive de «n’avoir d’allégeance que pour l’Etat sioniste d’Israël».

Andre Nahum et son ouvrage sur Young Perez

André Nahum tient dans la main son ouvrage sur Young Perez, le champion du monde de boxe tunisien.

La haine se nourrit de l’ignorance

Or, il est difficile de changer des mentalités ancestrales par des mesures coercitives ou à coup de décrets.

«Il faudrait sortir ‘L’âne, mon frère de lait’ de l’écurie pour le mettre à l’école, lui faire parler sa langue maternelle et le donner à lire aux enfants des écoles sans pervertir ou censurer son discours», suggère Mme Brami.

«L’éducation doit changer. L’enseignement de notre présence en Tunisie, avec son apport fondamental, doit se faire dans les écoles. Notre longue histoire en Tunisie mérite d’être conservée, connue, étudiée et transmise aux générations futures. C’est ainsi que nous préservons la jeunesse des dangers du repli sur soi et de l’extrémisme», renchérit Maya, la fille d’André Nahum, diplômée d’histoire et de lettres, écrivaine et auteure de livres pour la jeunesse.

Selon elle, «l’ignorance est le ferment de la haine et empêche de se réconcilier avec sa Mémoire plurielle».

Combien en effet sont les Tunisiens qui ont entendu parler d’André Nahum?

Combien savent que le plus jeune champion du monde poids plume de tous les temps est Young (Victor) Perez, issu du même quartier El-Hara, aujourd’hui rasé ?

Combien ignorent que l’actuel stade olympique d’El Menzah avait été construit en lieu et place du stade qui portait le nom de Young-Perez ?

Notes :

1). «L’Exil des Juifs de Tunisie : l’échec d’une continuité».

2). Tunisie : Un Bourguibisme démocratique

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