Critique

La guerre des gays : Hocquenghem et les lendemains de 68

par Claire Devarrieux
publié le 10 février 2017 à 17h06

Demandez autour de vous, le, nom de Guy Hocquenghem ne dit plus grand-chose. Trop jeune, on n'en a jamais entendu parler. Plus vieux, on l'a facilement oublié, si on l'a jamais connu. Et si on l'a connu, on ne l'a pas toujours aimé. Né en 1946, mort du sida en 1988, il était d'une époque où l'invective allait bon train, on travaillait à se faire des ennemis sans craindre d'en manquer. Son caractère le portait déjà à ne souhaiter être d'accord avec personne. Ou, plus exactement, il avait l'arrogance de ne pas souhaiter que n'importe qui soit d'accord avec lui. En termes désuets, on peut dire qu'il avait la volonté de ne pas se laisser récupérer. C'est un trait qui ressort de la biographie qu'Antoine Idier, jeune sociologue, lui consacre : les Vies de Guy Hocquenghem, et transparaît dans les articles de presse réunis dans Journal de rêve.

Hocquenghem était journaliste, notamment à Libération entre 1978 et 1982. Il était militant et théoricien de la cause homosexuelle, après avoir été un actif soixante-huitard. Les pamphlets et les essais qu'il a publiés entre 1972 et 1986 ont été réédités : le Désir homosexuel comme la Dérive homosexuelle. La Beauté du métis, réflexions d'un «francophobe» formé tôt à la politique par la guerre d'Algérie et l'horreur coloniale, a été repris en 2015 par l'éditeur Serge Safran. L'année précédente, Agone a relancé Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, sans doute son texte le plus célèbre, avec une préface de Serge Halimi. Dans ce libelle, paru en 1986, Guy Hocquenghem dégomme les têtes d'affiche d'alors, de préférence ses anciens amis. Par exemple : «Je pense à toi, Chéreau, Andromaque de pissotière, à tes émois crépusculaires, à ton romantisme de carton-pâte et ton esthéticaille de banlieue.»

Chances au Goncourt

En revanche, l'œuvre littéraire a sombré. L'Amour en relief, premier roman picaresque (1981), les Petits Garçons, inspiré de l'affaire du Coral, Eve, la Colère de l'agneau, un retour aux sources de la chrétienté, les Voyages et aventures extraordinaires du Frère Angelo, paru au moment de sa mort : épuisés, manquants, introuvables, non numérisés, disparus. Pourtant, rappelle Antoine Idier, Hocquenghem a été «un écrivain grand public» aux tirages conséquents, qui passait à Apostrophes pour défendre ses livres, pas seulement pour étriller Jean Daniel, Georges Suffert et Jean-François Revel, les représentants des trois grands hebdomadaires. Il a eu ses chances au prix Goncourt, défendu par Michel Tournier et par Robert Sabatier, auteur Albin Michel comme lui. Sans doute faut-il croire que les temps actuels n'ont guère la tête à la fiction. Seul le magnifique Amphithéâtre des morts, texte inachevé et publié posthume en 1994, est disponible. Avec panache, l'auteur s'y projette en 2018, ultime geste de liberté, mais ce sont des mémoires. Testament : ne jamais se laisser réduire à quelque étiquette que ce soit. N'imposer aucun héritage, fût-ce cette injonction.

Antoine Idier prend soin de mettre sa biographie au pluriel : les Vies de Guy Hocquenghem. Plus que les étapes rituelles d'une existence, il s'agit de mettre en lumière la manière dont le militant de 1968 a articulé ses différents engagements politiques et sexuels - gauchisme d'un côté, érotisme de l'autre -, avant de les faire se rejoindre dans le Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) en 1971, puis de refuser jusqu'au mot même d'homosexualité puisqu'il est issu des catégories psychanalytiques, tout en revendiquant «une conception homosexuelle du monde». Chaque avancée de Guy Hocquenghem provoque un jour ou l'autre une contre-évolution de sa part, sans que cesse pour autant le dynamique dialogue avec lui-même. Aussi, plus que la simple notion de contradiction, le biographe préfère-t-il l'image de la tectonique des plaques.

Le 10 janvier 1972, le Nouvel Observateur publie une tribune intitulée «La révolution des homosexuels». Sous-titre : «Il a fallu trois ans, après Mai 1968, pour que l'auteur de ce témoignage et d'autres hommes qui aiment les hommes osent lutter à la fois pour la liberté de tous et pour la leur.» Dans son dernier livre, seize ans plus tard, ledit auteur soutiendra que la double vie avait du charme, mais ce n'est pas pour le droit au secret qu'il convient de se battre, évidemment, à ce moment-là. «Je m'appelle Guy Hocquenghem. J'ai vingt-cinq ans. Un de ces soirs où, adolescent, je rentrai tard à la maison, en montant les escaliers sans trop faire de bruit, ma mère m'a surpris sur le palier. […] A brûle-pourpoint - on n'en avait jamais parlé - elle m'a demandé : "Tu ne serais pas homosexuel, au moins ? Tu n'es jamais avec des filles." J'ai haussé les épaules, comme s'il s'agissait d'une supposition ridicule. Il y a dix ans de cela : j'étais en philo, j'avais quinze ans, et depuis quelques mois j'avais une "liaison" avec un homme beaucoup plus âgé que moi. Lorsqu'il m'avait initié, j'avais éprouvé du plaisir. Je me sentais très fier. J'ai pensé : "Ce n'est arrivé à aucun de mes frères et sœurs." Mais je n'osais plus rentrer à la maison : j'étais persuadé que "cela" se verrait et que ce serait le scandale.» Une semaine plus tard, Madeleine Hocquenghem répondait dans les colonnes du journal. Il n'y a pas eu de scandale.

La mère de Guy Hocquenghem est sévrienne, agrégée de lettres. Le père, normalien lui aussi, est agrégé de mathématiques. Ils ont dix enfants, mais seulement six dépassent l'âge de raison. Deux garçons sont polytechniciens, et il y a une fille médecin. Les deux derniers abandonnent leurs études pour cause de militantisme. Au milieu de la fratrie, Guy Hocquenghem est plutôt du côté de la mère, un littéraire qui ne comprend rien aux maths, et que son père intimide - il l'écrit dans sa tribune. Il a le prix d'excellence en terminale à Henri IV, mention bien au bac. Puis, c'est l'hypokhâgne, et un premier échec au concours d'entrée à l'Ecole normale. Grâce aux «répétitions forcenées» - aveu de l'élève, considéré comme intelligent mais irrégulier par les enseignants - que lui impose René Schérer, il est reçu en 1966.

Vol d’autoradios

René Schérer, né en 1922, frère d'Eric Rohmer, a été son professeur de philosophie, l'homme «qui lui a tout appris, le sexe et la politique, à une époque où c'étaient les seules préoccupations profondes», peut-on lire dans Amphithéâtre des morts. Ils achèteront une maison de campagne, écrit Antoine Idier. Guy Hocquenghem aura d'autres compagnons, vivra avec l'un ou l'autre. On ne saura jamais exactement ce que devient sa relation avec René Schérer. Tout en revendiquant un genre - la biographie - que les sciences sociales n'apprécient guère, Antoine Idier ne va pas jusqu'à s'improviser psychologue, encore moins romancier. On aperçoit Hocquenghem en train de voler des autoradios, de faire la cuisine, de cultiver un potager, d'être un hôte charmant (témoignage d'Hugo Marsan), ou un type imbu de lui-même (vox populi), mais ce n'est qu'une silhouette. Heureusement, René Schérer dit quelque chose qui vaut toutes les descriptions : «Tout ce qu'il touche a l'air vrai. […] Il y avait certaines choses qui existaient dans l'œil de Guy ; le baroque de Vienne, c'est sans doute grâce à lui que j'ai été amené à le découvrir et à l'apprécier. Visiter un pays, un monument était un plaisir particulier parce que le tableau, l'œuvre vivaient particulièrement en lui…» On comprend mieux alors pourquoi le regard de Guy Hocquenghem, tel qu'il s'exerce dans ses articles de presse, reste aussi intéressant à découvrir aujourd'hui.

A partir de 1970, Hocquenghem, qui n'a pas passé l'agrégation, et qui a une maîtrise (un master) d'épigraphie grecque, est chargé de cours à l'université de Vincennes, créée dans la foulée de 1968, selon le principe du décloisonnement des disciplines. Il y a quand même des départements, et il rejoint celui de philosophie, créé par Michel Foucault, «qui, assisté d'un jeune normalien maoïste, Alain Badiou, fait notamment venir Gilles Deleuze, François Châtelet, Jean-François Lyotard et Schérer». C'est apparemment Gilles Deleuze, dont l'Anti-œdipe, écrit avec Félix Guattari, paraît en 1972, qui aura eu le plus d'influence sur Hocquenghem. Mais c'est de René Schérer qu'il reste le plus proche. Ils font cours ensemble, «sur l'enfance, l'esthétique moderne, la gnose chrétienne et la découverte du Nouveau Monde».

En 1976, ils publient Co-ire, un numéro spécial de la revue Recherches (dirigée par Guattari) sur l'enfance. «Co-ire, écrit Idier, appartient à un vaste ensemble d'écrits et de revendications auxquels est souvent accolé l'adjectif "pédophile". Le terme est trompeur : leurs auteurs ne se livrent pas à l'apologie du viol mais considèrent qu'appartiennent à la libération sexuelle les réflexions sur une sexualité qui unit adultes enfants.» Le livre provoque de violentes polémiques, notamment entre Hocquenghem et les féministes, dans les colonnes de Libération.

Avant Co-ire, Guy Hocquenghem a concocté un autre numéro de Recherches, avec Anne Querrien, «Trois milliards de pervers», un manifeste homosexuel qui fait l'objet d'un procès pour outrage aux bonnes mœurs en 1974. Hocquenghem semble en plein militantisme, mais il est déjà ailleurs, exaspéré par le conformisme des homosexuels, «leur enivrement stupide devant le petit bout de normalité toute neuve qu'on leur concède». Se réclamant de Genet et de Pasolini, il revendique l'attrait pour les criminels : «Verra-t-on des pédés, tout comme les femmes exigeant la condamnation des violeurs par les tribunaux, réclamer la protection de la loi ?» En même temps, dans un autre texte, il écrit : «L'homosexualité, ça commence à bien faire. Et si ça n'était qu'un carcan d'abstraction oppressante ?»

«Avec nos tripes»

Et Mai, dans tout ça ? 1974, Après-mai des faunes : «Mai, c'est soixante, au même titre qu'une robe-sac ou une chanson de Frank Alamo.» 1986, Lettre ouverte… : il faut «rendre le printemps d'il y a dix-huit ans à son éternelle jeunesse». Quel que soit le point de vue rétrospectif de l'intéressé sur les événements, il est indéniable qu'ils ont orienté sa vie entière. C'est un plaisir de voir avec quelle adresse Antoine Idier se meut dans les courants trotskystes et maoïstes pour reconstituer la trajectoire d'Hocquenghem. Celle-ci est donc tout en ruptures. La révolution culturelle («on était mal informés») et la contre-culture américaine, croisées avec l'illumination qu'on peut parler d'homosexualité ouvertement, et une haine de l'embrigadement, cela donne ce cri du cœur : «Les gauchistes ont ceci de particulier qu'ils ne parlent jamais de leur milieu, de leur famille, mais toujours de celle des autres. […] C'est ça qu'on ne veut plus être. On veut parler avec nos tripes. On veut dire ce qu'on est, ce qu'on sent.» Plus finement, et plus proche d'aujourd'hui : «Nous ne nous engageons plus en de justes luttes ; nous agissons par positions ; non par sens du combat des hommes, mais irruption d'obsessions minuscules, sans pourquoi.»

Les vies de Guy Hocquenghem, sous-titré «Politique, sexualité, culture» raconte au passage une partie de l'histoire de Libération. C'est Jean-Luc Hennig qui y a fait entrer Guy Hocquenghem, et celui-ci fait venir Hélène Hazera et Michel Cressole. Le patron, Serge July, passe à la télévision le 6 juin 1980. «Cinq clichés à Apostrophes, dont Serge July», annonce le «chapeau» du compte rendu d'Hocquenghem. Celui-ci, dans Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, s'en prend à son ancien directeur, comme aux autres, mais précise : «Sotte provocation ; j'avais en tête de démontrer que Libé était le seul journal où l'on pouvait, où je pouvais, démolir le bouquin publié par mon rédac' chef.»

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