De Sidney Bechet à “La La Land”, l'incroyable histoire du Caveau de la Huchette

Une séquence du film de Damien Chazelle célèbre ce temple souterrain du jazz situé au cœur du Quartier latin. Et, du coup, relance sa fréquentation. Retour sur 70 ans de légende.

Par Michel Contat

Publié le 12 février 2017 à 17h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h44

Le patron du Caveau de la Huchette est un homme heureux. Alors que la chute de la fréquentation touristique, à la suite des attentats terroristes à Paris, avait affecté ce haut lieu du swing, voilà que le succès de la comédie musicale La La Land convoque un nouveau public dans la cave historique. Une scène du film évoque brièvement le lieu. Mais suffisamment pour provoquer un élan de réservations et relancer l’attractivité de ce temple souterrain, et très chaud, du jazz, de la capitale.

Le patron (et propriétaire) de l’établissement est un musicien, et pas n’importe qui : Dany Doriz, vibraphoniste et chef d’orchestre, reconnu par ses pairs comme le « fils spirituel » de Lionel Hampton, qui l’a lui-même adoubé en tant que tel. C’est un homme affable et enthousiaste, cultivé, aimé des musiciens qu’il programme selon une seule règle : que ça swingue et fasse danser ! Le Caveau de la Huchette est en effet le seul club de jazz au monde où l’on peut danser.

Au milieu de la cave, une vaste piste de danse 

Dany Doriz a acheté le lieu – une vaste cave réunissant les sous-sols de deux maisons, les 5 et 7 de la rue de la Huchette – à un propriétaire qui était carrément raciste, refusant l’accès aux Noirs et n’engageant jamais un musicien de couleur sauf... Sidney Bechet. Ouvert en 1946, il s’appelait d’abord le Caveau de la Terreur. Roger Pierre et Jean-Marc Thibault y firent leurs débuts, Léo Ferré et Georges Brassens y chantèrent. Pour le jazz, ce furent Claude Bolling, tout jeune pianiste, les clarinettistes Claude Luter, André Rewelliotty, puis, plus tard, le fringant Maxim Saury. Quand Dany Doriz reprend l’affaire, en 1970, en s’endettant, il a compris qu’il reste à Paris, passée la mode existentialiste de Saint-Germain-des-Prés, plein de gens jeunes et moins jeunes qui aiment danser le be-bop acrobatique sur le jazz swing. Il ménage donc une large piste de danse au milieu de la cave, entourée de longues banquettes rouges, couleur qui a inspiré le décorateur de La La Land : le lieu y apparaît, une fois montrée l’enseigne lumineuse dans la rue de la Huchette, comme un vaste hangar pourpre où le pianiste qu’interprète Ryan Gosling joue avec ferveur et un trompettiste solo évoque le Louis Armstrong de West End Blues.

Le soir où nous y allons, Dany Doriz enchaîne les interviews pour des chaînes de télévision et le public se presse. Sur la petite estrade, le trio du guitariste Jeff Hoffman, avec Philippe Petit à l’orgue et Eric Dervieu à la batterie, enchaîne Honeysuckle Rose, Hit the road Jack, East of the Sun, sur des tempos propices à la danse. Un couple s’enhardit : un noir et une jeune blanche, détendus, excellents danseurs, prouvent que le be-bop n’est pas mort ; une ravissante réussit à entraîner un jeune homme qui lui permet de déployer sa grâce. D’autres suivront, tandis que les clients restés assis les applaudissent autant que l’efficace et infatigable trio.

Le caveau de la Huchette dans les années 1960.

Le caveau de la Huchette dans les années 1960. © J.-P Lenoir

Des souvenirs impérissables 

Dany Doriz, trois ou quatre fois par an, se produit avec son Big Band qui perpétue la grande tradition Hampton : cuivres aux éclats, saxophones brûlants, rythmique de fer (le fils de Dany, Didier Dorise, est un batteur émule de Buddy Rich). Le reste du temps, le boss programme et sa fille tient le bar. Il a ses favoris : l’organiste Rhoda Scott qui vient de temps en temps en duo avec son batteur Lucien Dobat ; le saxophoniste ténor Scott Hamilton, grand styliste qui souffle avec le phrasé de Coleman Hawkins et de Paul Gonsalves. Ils ont enregistré ensemble un album épatant (Frémeaux et Associés, 2014, fff). Et aussi le trompettiste Ronald Baker, le pianiste de boogie-woogie Jean-Paul Amouroux. Tous amoureux du swing et aimant jouer pour la danse. Le patron égrène les souvenirs impérissables : Lionel Hampton évidemment, avec son big band au grand complet, mais aussi Art Blakey et ses Jazz Messengers qui y ont joué toute une semaine dans les années 70, les soirées se terminaient à 4 heures du matin, Blakey ne pouvait s’arracher à sa batterie. Et puis il y avait Memphis Slim, Bill Coleman, Manu Dibango. Et un habitué aimé : Cabu (qui a dessiné la pochette du disque Dany Doriz Big Band).

Aujourd’hui, Dany Doriz râle contre l’Académie du Jazz, sourde au jazz pratiqué à la Huchette, proteste contre Jazz Magazine qui n’a pas mentionné le Caveau dans un récent inventaire des clubs de jazz parisiens. Patron, il râle contre les charges excessives. Mais, historien du lieu, auquel il a consacré un livre (1), il raconte avec fierté que The Tavern, la boîte de Liverpool où les Beatles débutèrent, et qui est un peu devenue l’équivalent britannique de la Tour Eiffel, s’est modelée sur le Caveau de la Huchette. Lequel, depuis près de cinquante ans, ne s’est pas démodé, se situant en quelque sorte hors temps, presque un lieu imaginaire. La-La Land ne s’y est pas trompé.

Lionel Hampton et Dany Doriz, dans une session à quatre mains (vers 1976). 

Lionel Hampton et Dany Doriz, dans une session à quatre mains (vers 1976).  © Jacques Bisceglia

Caveau de la Huchette, 5, rue de la Huchette, Paris 5e, 01 43 26 65 05. Du dimanche au jeudi de 21h00 à 2h30. Vendredi, samedi & veilles de fête de 21h à 4h. (10-15 €). 
Prochains concerts : Le 13 février, Jean-Paul Amouroux Boogie Machine ; du 14 au 16, Ellen Birath & The Shadow Cats ; le 17, Paddy Sherlock & The Swininfin's Lovers ; le 18 Brother D Blue Band ; le 19, Megaswing.

(1) 60 ans de jazz au Caveau de la Huchette, L’Archipel, 2008 (dont les photos sont extraites).

 

 

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