Qu’ont en commun un milliardaire français amateur de yachts, une multinationale soucieuse d’optimiser sa feuille d’impôts et une fille de dictateur africain désireuse d’investir de l’argent à l’origine douteuse ? Tous ont choisi l’île portugaise de Madère et sa fiscalité très avantageuse pour ouvrir leur société.
Dans le cadre de l’enquête « Money Island », menée en partenariat avec les radios-télévisions publiques bavaroise (BR) et autrichienne (ORF) et le quotidien espagnol La Vanguardia, Le Monde a pu explorer le registre du commerce de la zone franche de Madère (ZFM) et découvrir l’identité de plusieurs dizaines de propriétaires de sociétés internationales enregistrées depuis le début des années 2000.
Des footballeurs soupçonnés d’évasion fiscale
Madère a été utilisée par plusieurs stars du ballon rond évoluant dans le championnat espagnol pour dissimuler une partie de leurs revenus au fisc. Le schéma, également utilisé dans d’autres paradis fiscaux, est désormais bien connu :
Le joueur cède gratuitement une partie de ses droits à l’image à une société-écran installée à Madère, qui ne paie quasiment aucun impôt.
Une partie des droits versés par son sponsor arrive donc sur le compte bancaire de cette société plutôt que sur le compte officiel du joueur.
En réalité, cette société-écran appartient au joueur. Il récupère donc son argent par ce biais, après s’être acquitté d’impôts ridicules, économisant des centaines de milliers d’euros.
Il a fallu plusieurs années pour que la justice espagnole se saisisse du problème et lance des poursuites contre les joueurs de la Liga utilisant ces méthodes (souvent à l’initiative de leur agent ou de leur conseiller fiscal).
Javier Mascherano a été le premier à en faire les frais : il a plaidé coupable de fraude fiscale en 2015 pour éviter la prison, mais a dû rembourser les montants non déclarés et s’acquitter d’une lourde amende. Les affaires de Xabi Alonso et d’Adriano Correia sont toujours en cours d’examen par la justice espagnole.
Des pots-de-vin pour des contrats pétroliers
Madère s’est retrouvée au début des années 2000 au centre d’un scandale de corruption impliquant le groupe américain de construction Halliburton, le néerlandais Snamprogetti, le japonais JGC et le français Technip. Les quatre sociétés, réunies dans le consortium TSKJ, ont été accusées d’avoir distribué, par le truchement de sociétés madéroises, quelque 180 millions de dollars de commissions occultes à des membres du gouvernement nigérian pour obtenir des contrats de construction de raffineries.
Après avoir plaidé coupable devant la justice américaine, les quatre entreprises ont dû payer respectivement 600, 365, 219 et 338 millions de dollars d’amendes en 2009-2010… ce qui ne les a pas empêchées de conserver par la suite des intérêts communs dans des sociétés à Madère.
Les « investissements » de la femme la plus riche d’Afrique
Malgré sa réputation sulfureuse, Isabel dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique, est à la tête d’un véritable empire dans les affaires au Portugal. La fille du président de l’Angola, José Eduardo dos Santos, a progressivement réalisé dans l’ancien pays colonisateur une série d’acquisitions dans l’immobilier, le pétrole, les banques et les télécommunications.
Mais c’est une opération madéroise qui a fait tiquer les autorités européennes. A l’été 2015, Mme dos Santos a utilisé sa société Winterfell Industries, basée à Madère, pour racheter le leader portugais de l’ingénierie, Efacec Power Solutions. La compagnie publique d’électricité angolaise avait acquis quelques semaines plus tôt 40 % des parts de Winterfell pour un prix inconnu, sur ordre du président Dos Santos – alimentant le soupçon que l’argent de l’Etat angolais ait pu financer l’acquisition.
Saisie en octobre 2015 par des députés européens, l’autorité bancaire européenne a conclu en janvier 2017 que le Portugal avait failli aux règles antiblanchiment, en n’effectuant pas un contrôle assez poussé de l’origine des fonds utilisés par Winterfell pour acheter Efacec.
Des dizaines de Français
En parcourant le registre du commerce de Madère depuis le début des années 2000, Le Monde a pu identifier au moins 150 sociétés où des résidents français apparaissaient comme actionnaires ou administrateurs. Certaines ont été dissoutes depuis longtemps, quand d’autres, créées très récemment, sont encore actives.
Jérôme Valcke
On retrouve dans cette liste un nombre conséquent d’armateurs, qui viennent profiter des facilités offertes à Madère pour domicilier des bateaux. Parmi eux, Jérôme Valcke, ancien numéro deux de la FIFA aux côtés de Sepp Blatter (2007-2015). Suspendu dix ans par la Fédération internationale de football pour avoir enfreint sept chapitres du code d’éthique de l’institution, il est sous le coup d’une procédure pénale en Suisse.
En 2013, M. Valcke avait acquis une société-écran dans le paradis fiscal des îles Vierges britanniques pour y abriter son yacht Ornella. Une opération qui serait certainement restée secrète si le cabinet panaméen de domiciliation offshore auquel il a recouru, Mossack Fonseca, ne s’était pas retrouvé au cœur des « Panama papers ». Quand le scandale a éclaté, le 3 avril 2016, le nom de Jérôme Valcke a surgi dans la presse. Quatre jours plus tard à peine, il a créé à Madère la société Galactic Leisure.
Selon les explications qu’il a fournies au Monde, le but de l’opération était de « ramener en Europe l’immatriculation du bateau » après avoir fermé sa société aux îles Vierges. Le yacht est désormais disponible à la location – pour près de 70 000 dollars par semaine.
On retrouve également à Madère un certain nombre de grandes fortunes françaises, dont la visée exacte des sociétés reste souvent inconnue.
Franky Mulliez
Francis Louis Marie « Franky » Mulliez, l’un des héritiers de la troisième famille la plus riche de France, a quitté en 2005 la direction opérationnelle du groupe Kiloutou, qu’il avait fondé. Resté président du conseil de surveillance, il est devenu, moins de huit mois après son retrait, l’unique actionnaire d’une société madéroise dénommée Peramina, dont le capital social est passé de 5 000 euros à 40 millions d’euros grâce à son apport. Par un montage complexe, cette société s’est retrouvée actionnaire à 13 % de Kilinvest, la holding du groupe Kiloutou.
Cette dernière affirme n’avoir jamais versé de dividende à ses actionnaires. Peramina affiche pourtant une santé financière assez insolente : elle réalise par exemple près de 32 millions d’euros de bénéfices en 2011. Franky Mulliez était injoignable pour commenter, mais le groupe Kiloutou affirme qu’il « n’est pas concerné par les choix de cet actionnaire ».
De nombreuses multinationales
Pepsi, Chevron, Dell et Swatch
Le fabricant de sodas Pepsi, le pétrolier Chevron, le constructeur informatique Dell et la marque de montres Swatch ont pour point commun d’avoir ouvert des filiales à Madère. La zone franche n’étant pas destinée à développer les activités au Portugal (les bénéfices fiscaux disparaissent en cas de commerce au sein du reste du Portugal), il ne fait guère de doute que ces multinationales y étaient installées dans une logique d’optimisation fiscale.
Elles ont toutes quitté la zone franche avant l’année 2012 – qui a vu la TVA bondir (22 %) et la fiscalité se durcir – pour se délocaliser en Suisse, à Malte ou aux îles Caïman.
Orange
Les recherches du Monde ont également permis de trouver la trace de deux filiales du groupe de télécommunications Orange (privatisé en 2004, mais encore détenu à 23 % par l’Etat) : OHCS I (créée avant 2001) et OHCS II (créée en 2005), qui ont fusionné en 2008.
Selon un porte-parole du groupe, ces sociétés étaient utilisées pour la commercialisation d’offres Internet au Royaume-Uni. Madère offrait, selon Orange, une TVA compétitive, mais surtout « l’avantage d’avoir des liens anciens et étroits avec le Royaume-Uni et une main-d’œuvre anglophone et moins onéreuse » pour assurer « le suivi commercial et le back-office », qui nécessitaient « des ressources humaines importantes ».
Les comptes consultés par Le Monde montrent cependant que les deux filiales madéroises d’Orange employaient à peine 15 personnes au total en 2007, pour un bénéfice cumulé de 49 millions d’euros.
Le groupe justifie son départ de Madère en 2010 par l’arrêt de ses activités Internet au Royaume-Uni. Un an plus tard, une réforme obligeait les sociétés madéroises à justifier d’un nombre suffisant d’emplois pour bénéficier pleinement des exemptions fiscales.
Ponticelli
Ponticelli, un groupe originaire de Seine-et-Marne spécialisé dans les services à l’industrie, possède au moins trois sociétés à Madère liées à son corps de métier : Ponticelli Angoil Servicos Para a Industria Petrolifera, Ponticelli Consultadoria Técnica et Portumo - Madeira - Montagem e Manutenção de Tubaria. Le groupe a construit une partie de son développement international avec des contrats auprès de sociétés pétrolières comme Total. Or, il est d’usage de recourir à des montages dans des paradis fiscaux dans le business pétrolier. Le PDG de Ponticelli n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde.
les-horaires.fr
Madère a également séduit des entrepreneurs plus modestes : Christophe Potron et Julien Pellegrain, créateurs du site les-horaires.fr, connu des internautes français à la recherche des heures d’ouverture de leurs commerces. C’est visiblement dans le but de développer leur projet à l’international qu’ils ont créé en 2013 STN Europe, LDA, puisque cette société est propriétaire de leur marque européenne et des noms de domaine de plusieurs déclinaisons du site à l’étranger. Ils n’ont pas souhaité répondre aux questions du Monde.
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