Elle, EdmondeSi une femme pouvait incarner à elle seule le XXème siècle Français, ce serait Edmonde Charles-Roux : résistante durant la seconde guerre mondiale puis femme du monde habillée par Chanel, directrice de Vogue puis écrivaine récompensée par le Goncourt en 1966 pour son deuxième roman, Oublier Palerme, féministe avant l’heure qui ne se mariera pas avant 50 ans (avec le maire de Marseille et ministre de l’intérieur Gaston Deferre)… Décédée en janvier 2016 à 95 ans, Edmonde a vécu mille vies. Je me rappelle l’avoir rencontrée pour Vogue, il y six ans, dans son perchoir de la rue des Saints-Pères, trois pièces tendues de jaune dont un bureau où cette femme à l’élégance intransigeante écrivait tous les jours, quand son emploi du temps le lui permettait. Infatigable, elle arpentait encore le monde pour toutes sortes d’évènements, littéraires ou politiques, et siégeait à la tête du prix Goncourt. Je l’avais alors encouragée à écrire ses mémoires, malheureusement elle préférait écrire sur les autres. Celle qui avait consacré deux volumes à la vie d’Isabelle Eberhard, et un livre inoubliable à son amie Gabrielle Chanel - avec L’Irrégulière, elle fut la première à révéler l’enfance miséreuse de la couturière qui avait toujours tenté de la camoufler -, planchait sur un roman autour de la vie du général Penchkoff. C’est donc aux autres qu’allait incomber la mission d’écrire sa vie : Jean-Noël Liaut, à qui l’on doit une magnifique biographie de Natalie Paley, est le premier à s’y coller. Il rencontre Edmonde dans son pigeonnier alors qu’il enquête pour son livre sur Toto Koopman (La Javanaise), figure de la café society, mannequin, espionne, déportée en camp. Edmonde l’a bien connue quand elle passait ses étés avec son amant alors clandestin, Gaston Deferre, sur une petite île sicilienne. Elle lui sert de l’earl grey arrosé à la vodka et se raconte. Sous le charme, Liaut va enquêter. Son Elle, Edmonde, extrêmement vivant, trace le portrait d’une femme-paradoxe, grande bourgeoise cosmopolite (son père est ambassadeur) dont le cœur et les convictions sont à gauche, vraie parisienne mais amoureuse de Marseille et de la Provence, sage d’apparence mais toujours à la recherche d’idées modernes (elle impose la photo de mode contre le dessin dès qu’elle dirige Vogue en 1954, et lancera le photographe Guy Bourdin), de personnages éclatants (Luchino Visconti, Louise de Vilmorin, Yves Saint Laurent, Louis Aragon et Elsa Triolet…), de liberté farouche. "Tu vis comme un homme", lui aurait reproché son père. "Dresser un catalogue raisonné des amants d’Edmonde serait aussi fastidieux qu’absurde. Disons seulement que la dame aime tous les hommes : jeunes et beaux, moins jeunes et moins beaux, minces (François-Régis Bastide) et gros (André Derain), blancs et autres couleurs, Ancien et Nouveau Testament, lords et lascars, de droite et de gauche (…) Ce collier de messieurs aurait compté des personnalités aussi peu communes que le cinéaste Orson Welles, le colonel Kadhafi, alors appétissant, l’écrivain surréaliste André-Pierre de Mandiargues ou le général marocain Mohamed Oufkir." Quand je l’ai rencontrée, six ans avant sa mort, c’est pourtant la guerre qui l’habitait encore bien davantage que ces messieurs, et c’est en évoquant cette période de sa vie qu’elle avait eu les larmes aux yeux et, pudique, avait détourné tête. "Edmonde a des activités clandestines, elle rejoint la Résistance à la demande des FTP-MOI et transporte armes et matériel, mais aussi tracts et journaux clandestins, pour le réseau Brutus, dans une ambulance de la Croix- Rouge dès qu’elle parvient à se procurer des bons d’essence. Enfin, elle observe les arrivées et les départs des bateaux dans le port afin de renseigner ses amis résistants." Elle n’avait, alors, qu’une vingtaine d’années. Elle s’est tenue droite pendant près d’un siècle, rares sont ceux qui peuvent en dire autant.Elle, Edmonde, Jean-Noël Liaut, éditions Allary Crédit photo : Getty Images