« Le Monde » publie en six volets le reportage de notre correspondante en Grèce, Adéa Guillot, et de la photographe Myrto Papadopoulos. Elles suivent depuis près de deux ans le parcours en Allemagne et en Autriche de réfugiés syriens après les avoir rencontrés lors de leur exode à partir de la Grèce.

 

Dans ce sixième volet, les uns et les autres confient leurs espoirs et leur désarroi face à leur nouvelle existence en Europe. Le défi de l’emploi, de la langue et l’angoisse pour leurs familles encore otages de la guerre syrienne.

Saad Al-Aani, 25 ans, dans la machinerie de l’usine Daimler, à Mannheim. Il vit là depuis l’été 2016 et travaille à l’usine comme stagiaire.

Il est 5 heures du matin. Cette nuit de fin septembre est encore profonde, mais, déjà, dans leur trois-pièces chaleureux du quartier résidentiel de Neckarstadt-Ost, dans la banlieue est de Mannheim, Saad et Ghiath discutent autour d’un café. « Nous avons choisi de vivre à deux seulement, loin des appartements communautaires où l’intimité n’existe pas, explique posément Saad, les yeux gonflés de sommeil. Cette forme de solitude et de calme m’aide à penser et à me concentrer sur les choix que je dois faire pour construire ma vie. »

 

Fini les chants et les rires d’il y a un an à Amberg. « Ici, il ne faut pas faire de bruit pour les voisins », sourit Saad. En novembre 2015, nous avions laissé le groupe de Saad – une dizaine de jeunes Syriens que nous suivons depuis leur arrivée en Grèce, en avril 2015 – dans le camp de réfugiés de cette ville de Bavière.

 

Une douche rapide et voilà Saad et Ghiath en route vers le tram. Comme chaque matin depuis le 29 août 2016, les deux jeunes hommes de 26 et 27 ans se rendent à l’usine Daimler de cette ville industrielle du Bade-Wurtemberg, dans le sud-ouest de l’Allemagne. Un immense complexe où le géant de l’automobile fabrique des moteurs pour ses voitures Mercedes ainsi que des bus de ville. Avec neuf autres réfugiés, Saad et Ghiath sont stagiaires, non rémunérés.

 

« Ils participent à ce que l’on appelle un “bridge internship”, précise Oliver Wihofszki, responsable de la communication de Daimler. Un stage d’un peu plus de trois mois durant lequel ils vont s’initier à la vie de l’industrie allemande, un premier pas de transition – d’où l’idée de pont (« bridge ») – vers le marché de l’emploi. » Et la vie d’une usine allemande commence à 6 heures du matin. Se lever tôt, être discipliné et se présenter chaque jour à son poste, respecter les consignes de sécurité, répéter durant des heures des tâches d’ouvrier pas vraiment passionnantes… L’expérience est rude après plus d’un an et demi à vivre sans rythme aucun.

Solitude

Chanson de Mustafa et Mohamad Al Azaawi

Je sens mon cœur battre la chamade

Je me sens une âme étrangère, sans pays.

Les yeux tournés vers la patrie mais de si loin.

Avec des yeux pour voir mais des bras trop courts pour l’atteindre.

Avec l’immense regret de voir le monde jouer avec la vie des gens.

Cette vie ici est si dure… dans la richesse et le luxe peut-être.

Mais ce luxe est si pauvre.

Cette pauvreté d’avoir dû quitter sa maison, de devoir vivre si loin.

Je ne veux ni d’un palais ni d’argent.

Je rêve de pouvoir rentrer chez moi sur de simples matelas.

Mais en paix.

Ghiath Alelewi, 27 ans, travaille comme stagiaire à l’usine Daimler.

La machinerie de l’usine Daimler.

Les travailleurs de l’usine, pendant leur pause.

Lorsque nous avions laissé le groupe de Saad en Bavière, fin 2015, les jeunes Syriens étaient plongés dans un ennui mortifère. En Allemagne, jusqu’à l’obtention du statut de réfugié et du permis de résidence renouvelable tous les trois ans, impossible de travailler. Impossible aussi de s’inscrire à l’obligatoire cours d’intégration : six mois de cours d’allemand couplés à quelques leçons d’éducation civique.

 

« Il faut attendre les papiers pour pouvoir déménager et choisir la ville où l’on croit pouvoir trouver du travail. Moi, j’ai eu les miens en juin 2016 et j’ai tout de suite choisi de venir à Mannheim, car je savais que c’était une ville plutôt accueillante avec les réfugiés et où il y a beaucoup d’opportunités d’emplois », explique Saad. Aujourd’hui, cette liberté de mouvement est remise en question par certaines régions allemandes, qui peuvent décider de refuser le transfert du dossier d’aides sociales d’un réfugié vers une autre ville. Une façon de limiter les déplacements de masse vers les grands centres urbains observés ces derniers mois après l’obtention des papiers.

 

« L’installation à Mannheim, plus d’un an après mon arrivée en Allemagne, a vraiment signifié le début de ma nouvelle vie. Je veux oublier ce sombre tunnel qui a précédé, durant lequel tous mes potes étaient en dépression. Un an à attendre sans avoir le droit de rien faire… De quoi éteindre n’importe quelle flamme ! », sourit Saad. Trouver un logement s’est révélé être une longue bataille. Pourtant, l’Etat finance le loyer à hauteur de 400 euros par mois, par le biais du centre pour l’emploi, le fameux « job center », qui centralise le versement des aides sociales aux réfugiés. Soit 404 euros par mois et par personne et 400 euros d’aide pour le loyer. « Le problème, c’est que lorsque les propriétaires allemands entendent “job center”, ils fuient… C’est synonyme pour eux de “cas sociaux”, car le centre aide aussi les Allemands défavorisés et a mauvaise réputation », raconte le jeune homme. La plupart des réfugiés de Mannheim sont obligés de s’entasser à cinq ou six dans des appartements communautaires situés dans les quartiers populaires de la ville.

 

Ghiath et Saad voulaient autre chose. « J’ai vraiment bataillé pour trouver un appart ici, à Neckarstadt-Ost où nous sommes, car j’ai compris que c’était mieux d’avoir une adresse dans un quartier avec une bonne réputation lorsque tu parles à de potentiels employeurs », explique Saad. D’autres amis du groupe, comme Muhammad (que l’on surnomme Antonio) ou Ahmed, ont eu moins de chance et vivent dans le très bruyant quartier chaud de la ville. A côté des maisons closes. « Là où les proprios sont moins regardants, mais les apparts pourris », se désole Ahmed.

 

« Avec cet appartement, j’ai réussi à créer les conditions pour échapper au communautarisme, qui est un réflexe très puissant aujourd’hui parmi nous », souligne Saad.

Saad Al-Aani, 25 ans, à son domicile.

Ghiath et Saad vivent dans le même appartement depuis quatre mois.

Ali Alkhalwed prépare le dîner chez Saad.

Vue depuis l’appartement de Saad.

La tentation du repli communautaire… Un problème réel aujourd’hui pour une partie des 890 000 réfugiés arrivés en Allemagne en 2015 et auxquels devraient s’ajouter pour 2016 entre 300 000 et 400 000 nouveaux arrivants.

« Le souci, c’est d’abord la langue, qui les exclut brutalement de la vie sociale et professionnelle », regrette Peter Kurz, le maire social-démocrate (SPD) de Mannheim. Sa ville est pourtant connue pour abriter plus de 170 nationalités. Près de 48 % de ses quelque 300 000 habitants sont issus de l’immigration. Beaucoup d’Italiens, de Grecs, de Turcs, et plus récemment de Roumains ou de Bulgares venus chercher un travail dans le coin.

 

Car la région Rhin-Neckar, au cœur de laquelle se trouve Mannheim, est le deuxième pôle industriel du Bade-Wurtemberg, après la région de Stuttgart, la capitale de ce Land. Avec la présence de plusieurs fleurons de l’industrie allemande et internationale (Daimler, BASF, ABB, Roche Diagnostics, Heidelberger Druckmaschinen…), la région constitue le septième pôle industriel de l’Allemagne.

 

« L’ADN de Mannheim, c’est de gérer la diversité et la mixité sociale. Une tradition qui remonte chez nous aux huguenots au XVIIe siècle », affirme le maire. L’élu SPD détaille sa méthode : « Il faut du dialogue. En 2011, nous avons établi une sorte de charte que nous appelons la “déclaration de Mannheim” et qui rappelle le climat de tolérance et de vivre-ensemble que nous voulons pour notre ville. Avec cette déclaration, nous avons voulu réaffirmer nos valeurs de non-discrimination que nous avons d’ailleurs élargies au sexe et au genre. Nos travailleurs sociaux sont très investis sur cette question de la tolérance religieuse ou intercommunautaire. » Un travail de fond plus nécessaire que jamais alors que rôdent autour des réfugiés de nombreux leaders religieux radicaux.

 

« Je les déteste, s’emporte Saad. Ils essaient de nous retourner le cerveau, de nous isoler, alors que nos efforts doivent au contraire nous porter vers plus d’ouverture en tentant de comprendre les Allemands. » Tous ses amis ne sont pas d’accord. Lors d’un dîner au restaurant halal turc Istanbul, situé sur Marktplatz, l’une des places les plus vivantes de la ville, la discussion tourne autour de la religion et du sécularisme. « Pour moi, l’islam, c’est d’abord la paix et le respect de l’autre, estime Ghiath. En tant que croyant, j’aimerais vivre dans un Etat islamique. Pas avec le type de charia que les fous de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique], qui ne respectent rien ni personne, veulent mettre en place, mais avec des règles religieuses claires sur comment mener notre vie. »

 

Tous rêvent de faire venir de Syrie leurs futures femmes, « qui vivront en accord avec nos croyances », explique Antonio-Muhammad, qui vient justement d’épouser sa cousine, aujourd’hui bloquée en Turquie. Les Allemandes ? « Elles ne nous regardent pas vraiment, raconte Moyaeb, qui vit dans une autre ville du pays. Et puis, si demain la Syrie va mieux et que l’on veut rentrer, nous suivront-elles ? Difficile de s’engager dans ces conditions… »

 

Autour de la table, la grande majorité des garçons est d’accord avec Ghiath. Ils ont encore du mal à intégrer le concept de sécularisme que leurs professeurs d’allemand tentent de leur inculquer. « Je ne sais pas si c’est ce que je veux, intervient Saad, prudent devant ses amis, mais je comprends ce que peut avoir de bon le principe selon lequel les religions ne doivent pas avoir de pouvoir politique ni influencer le gouvernement d’un pays. »

Sur la place Marktplatz de Mannheim.

Muhammad Al-Husain, 25 ans, vit depuis l’été 2016 à Mannheim. Il vient de se marier avec une jeune Syrienne réfugiée en Turquie, qu’il espère faire venir en Allemagne.

Dans le parc de la Wasserturm, à Mannheim.

Vivre ensemble, accepter les différences des uns et des autres, c’est aussi ce qu’ils apprennent chez Daimler.

« Mon boss est italien, celui de Ghiath grec et beaucoup d’employés sont turcs. Mais ici, on est tous d’abord des pièces interchangeables de leur grosse machine de production », plaisante Saad. Des malentendus culturels, il y en a tous les jours. « Ils ne comprennent pas toujours pourquoi on ne tolère pas les absences ou pourquoi on demande alors une justification médicale, explique Markus Metzdorf, responsable des ressources humaines du site de Mannheim. Et puis ils insistent pour qu’on les laisse partir tôt pour aller à la grande prière du vendredi. Nous leur expliquons que nos employés musulmans eux-mêmes se plient aux horaires de l’entreprise et ne sont pas libérés plus tôt et qu’il n’y a donc aucune raison qu’ils bénéficient d’un régime de faveur. Ils essaient de négocier sur tout, alors qu’ici, en Allemagne, quand c’est non, c’est non. Si tu insistes, c’est impoli. »

 

Ghiath, sérieux et discipliné, se dit très satisfait de cette rude vie d’ouvrier et rêve d’être embauché par l’entreprise à la fin du stage. « Notre objectif n’est pas de les recruter chez nous ou de les prendre en formation continue, car nous avons assez de ressources humaines, mais de les aider à trouver un travail », souligne pourtant Oliver Wihofszki.

 

A quoi sert ce stage, fortement subventionné par l’Agence nationale pour l’emploi, s’il ne débouche pas sur une embauche ? « Nous les aidons à trouver un emploi chez nos fournisseurs ou dans les boîtes d’intérim de la région, à rédiger un CV, et puis ils ont tout de même bénéficié de trois heures de cours de langue chaque jour pendant trois mois, payés par l’entreprise », plaide le responsable RH.

Andriana est originaire de Macédoine. Elle enseigne l'allemand aux stagiaires de l'entreprise.

Saad, lui, souhaiterait reprendre ses études en informatique à l’université là où il les avait laissées en Syrie. « Mais cela lui prendra plus de six ans. Deux pour apprendre la langue à un niveau lui permettant d’entrer à la fac, et quatre années de cycle, regrette Dirk Axtmann, conseiller d’intégration chargé de la formation continue au sein de l’IHK, la chambre de commerce et d’industrie de la région Rhin-Neckar. L’option de la formation en alternance [Ausbildung] est plus courte que l’université et correspond mieux à la fois aux besoins du marché et à ceux des réfugiés, qui ne peuvent se permettre d’attendre six ans avant d’entrer sur le marché du travail, car ils doivent souvent soutenir la famille au pays. »

 

 

Ghiath Alelewi et Saad Al-Alani dans l’usine Daimler.

La ville de Mannheim présente une concentration d’usines et d’industries : Daimler (automobile), John Deere (agriculture), Caterpillar (construction), ABB (équipement électrique), Fuchs Petrolub (chimie), IBM (électronique), Roche (pharmacie), Unilever (consommation) et Siemens (électroménager).

Ghiath Alelewi au travail dans l’usine Daimler.

Les travailleurs en pause.

La machinerie de l’usine Daimler.

Quand avez-vous commencé à mettre en place des programmes pour favoriser l’intégration des réfugiés ?

 

Il y a un an, nous avons commencé à réfléchir à ce que nous pouvions faire. Nous souhaitions un programme pérenne. Aujourd’hui, nous disposons de trois types de programmes. Un « bridge internship » comme celui que propose Daimler, cofinancé par l’Agence nationale pour l’emploi, mais qui ne va pas assez loin pour nous. Un autre programme de six mois de stage, lui aussi cofinancé par l’Agence pour l’emploi. Sur les six garçons de la première fournée, deux vont entrer chez nous en formation en alternance à la rentrée 2017. Et enfin, un programme totalement interne, « FIT 4 Ingineering ». Là, ce sont nos propres étudiants en alternance qui coachent des candidats pendant plusieurs mois pour déterminer s’ils peuvent prétendre à une formation chez nous. En tout, à la rentrée 2017, nous aurons trois étudiants en formation longue au sein de notre entreprise. L’objectif est de doubler ce chiffre lors de la prochaine vague de stagiaires.

 

Cela semble très peu par rapport aux besoins d’intégration à l’échelle du pays…

 

Ce n’est pas encore beaucoup, c’est vrai, mais nous ne voulons pas aller plus vite car nous voulons bien faire, de façon à créer de vraies opportunités pour ces stagiaires et les intégrer à notre force de travail.

 

Quels sont vos critères de sélection ?

 

Nous nous attachons plus aux « soft

skills » [qualités humaines, par opposition aux « hard skills », les compétences techniques] qu’aux diplômes. Nous avons des recruteurs spécialisés qui évaluent le degré de motivation. Le candidat doit vraiment vouloir s’engager dans un processus de formation car une Ausbildung, cela prend trois ans et nous coûte environ 80 000 euros. Dans un premier temps, nous demandons à l’Agence pour le travail de nous adresser des profils de réfugiés. Et ensuite, nous faisons passer des entretiens. Ce processus prend près de six mois car il y a beaucoup trop de freins bureaucratiques. Le gouvernement exige que nous fassions mieux et allions plus vite, mais il faut absolument qu’il lève certains freins pour rendre le système un peu plus flexible.

 

En tout cas, chez nous à ABB Mannheim, nous avons clairement un besoin de main-d’œuvre. Mais je trouve aussi stratégique de recruter avec une vision internationale. Car nous sommes présents dans 110 pays et si un jour les choses s’améliorent dans le pays d’origine d’un réfugié qui travaille chez nous, qui sait ? Cela peut être intéressant de l’y envoyer. D’une manière plus globale, vu le problème de déficit démographique de l’Allemagne, il se peut que dans cinq ou dix ans, on se félicite de cette vague de réfugiés. Peut-être que sans eux, on n’y arrivera pas.

Tous les hommes du groupe ont en effet en permanence le regard tourné vers la Syrie. « Je porte mon pays plus fort en moi que jamais, confie Saad. Ma famille me manque. A chaque fois que je vois des vidéos de bombardements, j’étouffe ! » Tous se sentent responsables, parfois coupables, de vivre en sécurité et n’ont de cesse de trouver les moyens logistiques et l’argent pour faire sortir leurs proches de l’enfer syrien. « La fac, c’est mon rêve, mais je dois trouver l’argent plus rapidement pour réussir à convaincre mon père et mes frères d’aller en Turquie. Car ma ville, Mayadin [près de Deir ez-Zor, dans l’est de la Syrie], est toujours sous la domination de Daech, et les conditions de vie sont terribles là-bas », explique le jeune homme. Alors il cherche, s’informe partout pour tenter d’arriver à rejoindre une Ausbildung à la rentrée 2017.

Faire le lien entre les réfugiés et les entreprises de la région de Mannheim, c’est justement la fonction de Dirk Axtmann. Saad le rencontre, lui remet son CV, lui explique qu’il aimerait pouvoir travailler plutôt pour une PME spécialisée dans le design Internet, une activité qu’il affectionne. Le conseiller d’intégration écoute, teste discrètement le niveau d’allemand, explique le long processus qui mène à l’Ausbildung : « Il faut d’abord avoir un niveau de langue B1, puis décrocher un stage dans l’entreprise pour qu’elle puisse évaluer si elle a envie d’investir de l’argent pour trois années d’Ausbildung sur cette personne et, après seulement, tu décroches la formation. Il faut en moyenne six mois pour en arriver là. »

 

Le temps s’étire ainsi indéfiniment pour tous ces réfugiés qui doivent apprendre à gérer l’impatience, la frustration et, pour les plus diplômés, le déclassement. Actuellement, quelque 10 700 jeunes suivent une Ausbildung dans la zone d’action de l’IHK de Dirk Axtmann, dont 84 réfugiés seulement. « Nous attendons la grande vague de réfugiés de 2015 en 2018 dans les formations », précise le conseiller.

Beaucoup de jeunes rêvent de décrocher ce fameux sésame vers un emploi spécialisé et plutôt bien payé. Mais les entreprises jouent-elles vraiment le jeu ? Que reste-t-il de cette idée largement véhiculée à l’automne 2015, au plus fort du flux, que le marché du travail allemand était ravi d’accueillir la main-d’œuvre qualifiée, notamment syrienne ? « Il y a eu un malentendu, reconnaît aujourd’hui le maire de Mannheim. Tout le monde a compris que cela allait prendre plus de temps que prévu, car le taux de compétences élevées est moins important qu’attendu. Les Syriens ne sont pas aussi diplômés que les entreprises le pensaient. Et puis, ils mettent longtemps à apprendre la langue. Sans la langue, impossible d’accéder au travail en Allemagne. Nous devrions être plus flexibles. »

 

Chez ABB, autre géant industriel dont le siège social est à Mannheim, plusieurs programmes de stages sur le modèle du « bridge internship » de Daimler sont en cours. « Mais nous avons aussi voulu mettre en place un programme plus pérenne de façon à créer de vraies opportunités pour ces stagiaires et les intégrer à notre force de travail, affirme Jan-Christoph Schüler, vice-président de l’entreprise. Nous avons lancé le programme “FIT4 Ingineering”, dans lequel nos propres étudiants en alternance coachent des réfugiés candidats pendant plusieurs mois pour déterminer s’ils peuvent rejoindre une formation chez nous. »

 

Sur la petite dizaine de réfugiés qu’ABB a pris en stage en 2016, seulement trois ont été retenus pour bénéficier d’une Ausbildung à la rentrée 2017. « L’Etat exige de nous que l’on fasse plus et mieux. C’est vrai que ce n’est pas beaucoup, mais nous ne pouvons pas aller plus vite, car nous voulons bien faire », répond M. Schüler.

 

Même son de cloche chez Daimler, qui a prévu de créer 50 places d’Ausbildung à travers le pays en plus des 2 000 ouvertes aux Allemands. Cela semble peu pour un capitaine d’industrie face aux énormes besoins d’intégration du pays. « D’abord, nous n’avons pas de tels besoins en personnel, mais il nous faut aussi respecter l’équilibre entre ce que l’on offre aux réfugiés et ce que l’on offre aux Allemands, pour ne pas nourrir les discours radicaux », argumente Oliver Wihofszki, le responsable de la communication.

 

Parce qu’il essaie toutes les solutions, Saad a aussi envoyé une demande à ABB pour intégrer leur programme “FIT4 Ingineering”. Mais « je dois me concentrer sur un projet et le mener à son terme car, pour l’instant, j’ai mille pistes en tête, et c’est épuisant », dit-il. S’engager dans une voie, exister socialement par le travail, se poser et tenter de s’enraciner dans cette Allemagne si difficile à cerner… Des préoccupations que partagent tous les amis de Saad qui, ce soir-là, se sont réunis dans son appartement pour cuisiner.

Que recommandez-vous à un ou une réfugié(e) qui vient vous voir ?

 

Notre action en matière d’intégration de réfugiés passe notamment par les formations en alternance

Ausbildung »), dans l’entreprise et à l’école. Nous définissons – en collaboration avec les entreprises de la région et les écoles d’apprentissage professionnel (« Berufsschulen ») – les cursus des formations par alternance. Actuellement, quelque 10 700 jeunes suivent des formations dans notre zone d’action. Fin octobre 2016, nous comptions quelque 84 réfugiés qui suivent actuellement une formation par alternance. Je dis souvent aux réfugiés qu’ils doivent être réalistes et être prêts à s’orienter vers les secteurs porteurs. Dans notre région, il y a du travail dans l’électronique, la logistique, l’hôtellerie par exemple.

 

Quels sont les critères de sélection des entreprises ?

 

Le premier critère, c’est le niveau de langue. Il faut au moins un niveau B1 pour pouvoir suivre avec succès une formation. Dans beaucoup de cas, le niveau de ces formations est nettement supérieur à celui des universités des pays d’origine, comme la Syrie. Les Syriens et les Irakiens ont des bons diplômes, mais il faut en vérifier le contenu. L’option de la formation en alternance est plus courte que l’université et correspond mieux à la fois aux besoins du marché du travail et à ceux des réfugiés qui ne peuvent se permettre d’attendre six ans avant de trouver un emploi (deux ans pour l’allemand et quatre années d’université). Ils doivent souvent soutenir leur famille au pays. On attend la vague arrivée en 2015 vers 2018 dans les dispositifs de formation.

 

Observez-vous une résistance ou des réflexes xénophobes ?

 

Dans l’est de l’Allemagne, la xénophobie est plus forte, car il y a des fossés économiques plus grands, une population âgée et conservatrice et un taux de chômage élevé. Ici, nous sommes dans une région bourgeoise qui a les moyens de partager. Et nous y avons observé un vrai élan de solidarité pour aider les réfugiés. L’Allemagne a toujours su intégrer les vagues de réfugiés. Il n’y a pas de raison pour que nous ne réussissions pas avec celle-là. Il faut un peu de patience.

Un groupe de réfugiés irakiens se réunit autour d’un feu sur les quais de la rivière Neckar.

Les adolescent se divertissent sur les quais de la rivière Neckar.

Dans un bus de ville.

Moyad Nakeb et Ahmad dans un bar de Neckarstadt-West, un quartier populaire de Mannheim.

Une solitude existentielle, nouvelle, les isole. Chacun dans sa bulle, accroché à son téléphone portable, addict aux réseaux sociaux : ils ne discutent pas vraiment ensemble, évitent les sujets sérieux. « Sur le Net, on peut libérer nos émotions, être libres », explique discrètement Antonio. « La réalité ici est si dure. Les gens nous rejettent parce que nous ne parlons pas leur langue ou parce que nous sommes musulmans. Sur Internet, notre visage est plus beau que dans la vraie vie. On redevient des hommes pour un temps », ajoute le très calme Ali. Une soif de communication, mais qui ne se matérialise quasiment jamais en une véritable relation amicale, tangible et physique. Ces amis virtuels, rencontrés par le biais de l’application YouNow ou le programme Azar de chat en ligne, sont à l’autre bout du monde.

 

« Nous avons tous besoin de chaleur humaine et de nous sentir acceptés pour qui nous sommes et pas pour ce que les Allemands veulent faire de nous », ajoute Antonio.

« Mais ce que nous sommes change, non ? », interroge Saad.

Quand ce tiraillement est trop fort, Saad part marcher. Seul, sa musique dans les oreilles, il rejoint le parc de la Wasserturm, le château d’eau qui trône au centre de Mannheim, ou longe les berges de la rivière Neckar. « Là, c’est comme si je marchais le long de l’Euphrate à la maison. J’ai un grand besoin de solitude pour essayer de comprendre ce que je deviens. » C’est pourtant dans le bruit et l’étourdissement que ces jeunes déracinés, ce soir-là, tenteront d’oublier la dureté de l’apprentissage de leur nouvelle dualité identitaire. « Vivre ici, âme étrangère, les yeux et le cœur tournés vers là-bas », dit la chanson qu’ils écoutent en boucle.

Bar Le Rêve à Mannheim.