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Ta’izz : rue après rue, ils combattent pour obtenir leur diplôme universitaire

Les étudiants de la ville assiégée de Ta’izz doivent trouver des moyens de payer leurs cours. Combattre les rebelles houthis est l’une des rares options qu’il leur reste
Ibrahim ramasse son fusil après avoir étudié sur son ordinateur portable (MEE)

TA’IZZ, Yémen – L’objectif principal d’Ibrahim, 21 ans, qui est le plus jeune d’une fratrie de cinq et le seul à avoir atteint l’université, est d’obtenir son diplôme et de d’assurer un avenir meilleur.

Et de rester en vie.

Pour payer ses études universitaires, Ibrahim, qui a demandé que son véritable nom ne soit pas révélé, doit braver les rues infestées de snipers de Ta’izz en tant que soldat à temps partiel dans la guerre civile sanglante qui frappe le Yémen.

La ville est en état de siège depuis près de deux ans, dans un pays déchiré par la guerre depuis début 2015.

Les combats entre les rebelles houthis du nord du pays et les forces fidèles au président exilé Abd Rabbo Mansour Hadi ont causé la mort de plus de 10 000 civils dans un conflit que l’ONU classe comme l’une des plus graves crises humanitaires au monde.

Le mois dernier, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires de l’ONU, Stephen O’Brien, a averti que le Yémen serait confronté cette année à la famine, avec des réserves en blé quasiment épuisées et des routes d’approvisionnement perturbées.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) a déclaré que plus de deux millions d’enfants figuraient parmi les 3,3 millions de personnes souffrant de malnutrition aiguë à travers le Yémen, Ta’izz étant l’une des trois régions les plus touchées.

Ibrahim est étudiant en informatique à l’université de Ta’izz.

Avant, il dépendait de son père pour payer ses études, mais ce soutien a pris fin lorsque la guerre a empêché son père marchand de bétail de se déplacer entre les provinces disputées.

Cela a mis Ibrahim face à un choix difficile : rejoindre le champ de bataille comme combattant payé ou devenir ouvrier du bâtiment, comme deux de ses frères.

« Mon père ne travaille pas en ce moment et ma famille dépend des gens charitables pour la nourriture ; il est donc difficile de terminer mes études à l’université. »

« Je ne veux pas arrêter d’étudier et travailler comme ouvrier, alors j’ai essayé de penser à une solution pratique », a expliqué Ibrahim à Middle East Eye.

« Certains de mes amis avaient déjà rejoint le champ de bataille comme combattants et étaient payés 60 000 rials [environ 225 euros] par mois, donc ils m’ont encouragé à m’engager. »

Le père d’Ibrahim n’appréciait pas l’idée, mais quand il s’est retrouvé dans l’incapacité d’aider son fils, il l’a laissé y aller.

Traduction : « Médecins sans frontières met en garde contre une aggravation de la situation à #Ta’izz , où 200 000 personnes sont confrontées à une pénurie de nourriture, d’eau et de médicaments ! #Yémen »

« C’est en juin dernier qu’un collègue m’a appelé et m’a dit d’aller au camp militaire d’al-Khiami [à 20 km de Ta’izz] pour être formé et que la direction m’accepterait comme combattant », a raconté Ibrahim.

« Immédiatement, j’ai quitté ma maison... Je ne peux pas dire que j’étais heureux. Au contraire, je regrettais ma chance. »

Ibrahim a suivi une formation de base d’un mois avant de recevoir une kalachnikov et d’être envoyé avec d’autres combattants pro-gouvernementaux sur le front de Haifan, à environ 70 km de Ta’izz. Certains de ses collègues y ont été tués en stoppant une avancée houthie vers la route principale qui relie Lahij et la ville portuaire méridionale clé d’Aden. Ibrahim a eu de la chance.

« Je ne voulais pas être en première ligne car je n’avais aucune expérience au combat. J’ai donc insisté pour rester à l’arrière et les dirigeants ont accepté. Je leur ai également dit que j’étais étudiant et ils m’ont autorisé à combattre trois jours par semaine », a-t-il expliqué.

Désormais, les jours de combat d’Ibrahim se passent principalement dans différentes parties de la périphérie de Ta’izz, suffisamment près pour lui permettre de poursuivre ses études. Il a réussi à être l’un des meilleurs étudiants de sa classe.

« Je paie 80 000 rials yéménites [environ 300 euros] par an pour l’université et je dépense environ 30 000 rials yéménites [environ 110 euros] par mois pour les coûts de la vie. J’essaie d’économiser environ 20 000 rials yéménites [environ 75 euros] par mois. Je prévois d’arrêter de me battre dès que j’aurai suffisamment d’économies pour me permettre de terminer mes études. »

Ibrahim est l’un des nombreux étudiants de Ta’izz à avoir rejoint le champ de bataille pour l’argent.

Mohammed Abdulwadood, professeur d’informatique à l’université de Ta’izz, a confirmé que de nombreux étudiants universitaires se sont engagés comme combattants et que certains ont été tués.

« Des dizaines d’étudiants de l’université ont rejoint les combats pour différentes raisons. Nous le savons, mais nous ne pouvons offrir aucune solution, car cela relève de la conviction de l’étudiant et de sa famille », a-t-il déclaré à MEE.

Mohammed Abdulwadood a expliqué que la situation économique difficile a largement contribué à encourager les étudiants à quitter l’université pour rejoindre le champ de bataille ; il a ajouté que certains avaient quitté définitivement l’université.

Le conflit épuisant a eu un impact dévastateur sur l’économie et les perspectives d’emploi à Ta’izz et à travers le pays. Des entreprises privées et les usines de Ta’izz ont été contraintes de fermer, tandis que les employés gouvernementaux de la province, comme dans d’autres, n’ont pas reçu de salaire depuis août 2016. Les constructions de nouveaux bâtiments ont également été interrompues.

Soutiens de famille et combattants

Abdullah, 23 ans, un étudiant en langue arabe à l’université de Ta’izz, qui a également demandé que son véritable nom ne soit pas révélé, a été touché à la main droite par un sniper houthi en décembre dernier, alors qu’il se battait sur le front d’al-Silo, à environ 15 km au sud de la ville de Ta’izz.

Ses camarades de classe ont été choqués de découvrir qu’il était un combattant. Jusqu’à sa blessure, il parvenait à suivre ses cours en combattant trois jours par semaine, comme Ibrahim.

« Je ne suis pas fier d’être un combattant, mais je suis orphelin et je suis l’aîné d’une fratrie de quatre. Je dois étudier et gagner mon argent pour m’occuper de ma famille. »

« Avant la guerre, je vendais des vêtements l’après-midi, mais aujourd’hui, je ne peux pas tirer un profit approprié de ce travail. Notre besoin de nourriture et mon désir d’étudier m’ont obligé à rejoindre les combats », a-t-il déclaré à MEE.

Abdullah a rejoint la guerre en mars 2016 et combattu sur plusieurs fronts. Aujourd’hui, après avoir été blessé, il ne doit plus se battre mais reçoit toujours son salaire.

« Je me concentrerai sur mes études et après que j’aurai terminé mes études à l’université, je déciderai de ce que je ferai. Mais combattre ne fera pas partie des choix », a-t-il affirmé. Il espère également que son travail acharné aidera les autres membres de la famille à recevoir une éducation.

Un cousin, Hisham, a expliqué qu’Abdullah – dont le père est mort il y a quatre ans – travaillait dur pour empêcher sa famille de mourir de faim, car il est le seul soutien de famille. « Allah protégera Abdullah partout parce qu’il gagne son argent pour des orphelins et il ne croit pas aux combats. [C’est le besoin d’argent qui] l’a forcé à le faire. »

Si une fondation publique pour les orphelins avait pu aider la famille, Abdullah n’aurait pas eu à combattre, a-t-il précisé. Mais pour le moment, le travail de ces organisations a été interrompu par la guerre.

Naef Nouradeen, spécialiste des coutumes sociales au bureau de l’éducation de Ta’izz, a indiqué que la crise économique endurée par la ville obligeait différents types de personnes à combattre pour gagner de l’argent, y compris des personnes instruites et certains enseignants.

« Je connais beaucoup d’enseignants et d’employés publics qui ont rejoint la guerre pour gagner de l’argent, puisqu’ils n’ont pas d’autre source de revenus. »

Nouradeen a exhorté le gouvernement à « essayer de résoudre la crise économique et de payer les salaires de tous les employés afin qu’ils puissent vivre en sécurité ».

Stylo et kalachnikov

Ghalab al-Rofaid, chef de la résistance dans la province de Ta’izz et formateur de recrues, a confirmé que beaucoup d’étudiants et de personnes instruites avaient rejoint la Résistance populaire au cours des deux dernières années. Il a toutefois affirmé qu’ils le faisaient purement dans le but de résister aux « envahisseurs » – les rebelles houthis – qui essayaient de prendre le contrôle de Ta’izz.

« Nous devons envoyer un message aux Houthis et aux forces de [l’ancien président Ali Abdallah] Saleh leur indiquant que nous sommes des gens instruits, mais que nous n’hésiterons pas à nous battre si Ta’izz a besoin de nous. Notre slogan est toujours "Un stylo et une kalachnikov" », a expliqué Ghalab al-Rofaid à MEE.

« Ta’izz est la capitale culturelle du Yémen, il n’est donc pas étrange que des gens instruits soient prêts à se battre pour la libérer. Les gens instruits connaissent plus que les autres l’importance de la libération et enseignent le patriotisme aux autres. »

Le chef de la résistance dans la province de Ta’izz a expliqué que certains groupes de la Résistance populaire, les forces fidèles au président Hadi, offrent aux étudiants des installations pour qu’ils puissent continuer à étudier même lorsqu’ils combattent.

« Il y a une brigade au sein de la Résistance populaire appelée Brigade des étudiants, a-t-il indiqué. Ils se coordonnent généralement avec les étudiants pour qu’ils aient l’opportunité de continuer d’étudier, mais certains d’entre eux insistent pour rester dans la bataille afin de combattre. Nous n’empêchons personne d’étudier. »

Ibrahim, l’étudiant devenu combattant, a indiqué qu’il connaissait des centaines d’étudiants universitaires qui combattent aux côtés de la résistance populaire.

Et s’il est un combattant, Ibrahim affirme qu’il n’a encore tué personne. « Ce n’est pas facile de tuer un homme. Allah peut me pardonner tout péché, mais ne pas de tuer des gens. J’espère que la guerre finira bientôt et que nous pourrons reprendre notre vie en sécurité. »

Traduction : « Half body, un documentaire sur des civils qui ont perdu des membres lors du conflit avec les #Houthis à #Ta’izz, produit par des activistes. #Yémen »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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