Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Monde

Le gouvernement polonais s’attaque à un trésor de la nature, la forêt de Bialowieza

La forêt de Bialowieza, en Pologne, abrite une extraordinaire biodiversité et la plus importante population de bisons d’Europe. Elle est aujourd’hui menacée par un vaste programme de coupe d’arbres décidé par le nouveau gouvernement ultraconservateur. Un plan qui traduit une vision très interventionniste et datée de la gestion forestière.

Sébastien Carbonnelle est journaliste et guide nature. Son ONG, Forêt & Naturalité, a publié en janvier 2017 une enquête intitulée « Bialowieza, le chant du cygne ? ».

Sébastien Carbonnelle.


Reporterre — Qu’est-ce que la forêt de Bialowieza, en Pologne, a de si particulier ?

Sébastien Carbonnelle — On présente souvent ce vaste massif — 150.000 hectares, dont 63.000 côté polonais – comme la dernière forêt primaire d’Europe, même si elle a déjà subi l’influence d’activités humaines. Ce sanctuaire de biodiversité, quasiment le plus riche d’Europe, accueille bisons, loups, lynx, loutres, etc. Il est classé zone Natura 2000 et inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Bialowieza attire de nombreux naturalistes et plusieurs centres de recherche prestigieux y sont implantés, comme l’Institut de recherche de mammalogie de l’Académie des sciences polonaises.

Moi-même, journaliste et guide nature intéressé par l’écologie des forêts, je m’y rends depuis huit ans environ parce qu’on voit dans ce massif des choses qu’on n’observe nulle part ailleurs. On y rencontre une extraordinaire diversité de plantes, d’insectes, de champignons… Chaque modification topographique se traduit par un changement de type de forêt. Cet endroit est l’un des seuls où l’on peut vraiment comprendre comment fonctionne une forêt naturelle.


En quoi consiste le plan gouvernemental qui la menace ?

Un consensus avait été trouvé récemment entre les scientifiques et l’Office des forêts, qui gère le massif, pour qu’on coupe peu pour éviter d’altérer la forêt. Mais en 2016, le nouveau gouvernement du parti ultraconservateur Droit et Justice a décidé d’un autre plan, qui consiste à couper trois fois plus d’arbres que prévu, y compris dans les zones jusque-là protégées où la forêt est âgée de plus de cent ans.

La foret de Bialowieza fait 150.000 hectares. Elle est classée zone Natura 2000 et inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.

Le prétexte avancé est une attaque de scolytes. Ce petit insecte d’à peine quelques millimètres et qui vit sous l’écorce de l’épicéa dissémine un champignon mortel pour cette espèce. Il s’attaque aux arbres déjà éprouvés par le changement climatique. L’argumentaire du gouvernement est qu’il faut couper les arbres infectés pour freiner le développement de la maladie. Mais les scientifiques et les écologistes disent au contraire qu’il faut laisser la nature réguler ce problème, et que même si elle n’y arrive pas, il serait intéressant d’observer la manière dont la forêt se recompose. De toute façon, pour protéger la forêt, il faudrait couper 80 % des arbres concernés, ce qui est impossible, car de nombreuses zones, notamment marécageuses, sont strictement protégées.

Le problème, c’est que les communications du gouvernement et des forestiers sont très floues : va-t-on couper uniquement des épicéas ou également d’autres essences ? Pour combien de temps ? Va-t-on replanter ou pas ? Une série de mesures sont envisagées pour accompagner ces coupes, dont on ne connaît pas les modalités. Le tout dans un contexte économique particulier : le gouvernement a besoin d’argent et vient de publier un décret permettant de déclasser certains arbres de grande qualité pour pouvoir les brûler dans des centrales de bois-énergie.

Par ailleurs, la chasse vient de se réinviter dans le débat. Le gouvernement prévoit une modification de la loi sur la chasse, selon laquelle seul le syndicat des chasseurs pourrait remettre en cause les plans de chasse. Un autre projet de loi envisage l’autorisation de la chasse au bison, interdite jusqu’à présent — seuls les scientifiques sont habilités à tuer les animaux malades pour préserver la population. Ces chasses seraient organisées par les forestiers, avec des enjeux financiers très importants : les clients seraient de riches étrangers prêts à payer le prix fort pour abattre un bison.

La forêt est un sanctuaire d’espèces rares, comme le bison d’Europe


Où en est la mise en œuvre du plan de coupe ?

Les coupes ont déjà commencé mais il est très difficile d’en connaître l’ampleur. Pour l’instant, nous pensons que le plan n’est pas appliqué à hauteur des prévisions. Peut-être est-ce par peur des réactions de l’Union européenne (UE) et de l’Unesco, qui octroient des subventions à la Pologne pour qu’elle protège la forêt. Le gouvernement fait mine de se moquer des réactions de l’Europe, mais Bialowieza est source de vraies tensions puisque l’UE reproche à la Pologne d’avoir adopté ce plan sans avoir évalué son impact. Idem pour l’Unesco.

La forêt est fréquentée par des chevaux koniks polonais, proches d’une espèce préhistorique aujourd’hui disparue.


Si le scolyte de l’épicéa n’est qu’un prétexte, pourquoi couper les arbres ?

Le gouvernement et l’Office des forêts, qui lui est très proche, continuent de dire que l’objectif n’est pas d’exploiter la forêt ni d’en tirer des bénéfices, à part un peu de bois de chauffage. Ils prétendent intervenir pour protéger la forêt. Au fond, ce plan traduit une logique interventionniste nourrie d’une culture et d’un enseignement traditionnels de la sylviculture. Cela s’entend jusque dans les églises, où les prêtres soutiennent que l’homme doit intervenir sur la nature créée pour lui. Ainsi, les forestiers, qui forment l’élite locale, estiment que les pins et les chênes ne se régénèrent pas assez vite et qu’il faut replanter. Mais l’Institut de mammalogie, qui étudie les mammifères, a montré que les pratiques des forestiers, comme la pose de barrières pour protéger les jeunes pousses, perturbaient les animaux… L’opposition de paradigmes avec la communauté scientifique, qui prône le laisser-faire, est très forte.

L’Office des forêts jour gros sur le plan symbolique : si elle échoue à convaincre que cet interventionnisme permet de protéger la nature, elle risque de perdre la forêt, qui reviendrait à l’administration du Parc national, qui détient déjà 16 % du massif et y applique des mesures de protection très fortes. Si les forestiers perdaient la partie de Bialowieza, cela pourrait créer un précédent et entraîner des demandes de protection pour d’autres forêts.


Comment s’organise la résistance ?

Plusieurs ONG ont déposé une plainte à la Commission européenne le 19 avril 2016. Elles ont également mené de grandes campagnes pour alerter la communauté internationale. Parce qu’on pense que c’est la meilleure manière de protéger la forêt.

Mais le gouvernement est assez extrémiste, avec des méthodes très dures et expéditives. À la Commission européenne, qui lui a déjà adressé plusieurs avertissements, il rétorque que la forêt n’est pas naturelle et n’existerait pas sans l’homme. Alors que les scientifiques démontrent depuis soixante ans qu’il s’agit de la forêt la plus naturelle d’Europe ! Mais ils sont très peu entendus. Le gouvernement a viré les scientifiques des instances officielles qui s’opposaient au plan. Quant aux scientifiques des instituts indépendants, ils n’ont pas accès aux médias et à l’espace public.

Le gouvernement, qui présente les écologistes comme des hippies, envisage des peines allant jusqu’à trois ans de prison pour les participants à des mouvements sociaux environnementalistes. Une loi allant dans ce sens a été examinée en décembre dernier au parlement polonais, sans qu’on puisse savoir si elle a finalement été votée ou non.

Au milieu de tout ça, la population est très polarisée. Une partie a voté pour le président Andrzej Duda et soutient le Premier ministre, Beata Szydlo, dans ses méthodes. Elle fait confiance aux forestiers et se méfie des scientifiques, qu’elle considère comme des étrangers. Une autre partie est sensible aux questions écologistes, redoute une perte de revenus liés au tourisme naturaliste et se montre à l’écoute de la communauté scientifique et des ONG internationales. Il y a même eu quelques manifestations à Varsovie pour protéger la forêt. Mais il existe un réel problème d’accès à l’information. Lors de mes visites en Pologne, je me suis aperçu que quantité d’arguments en faveur de la protection de la forêt n’étaient pas diffusés !

  • Propos recueillis par Émilie Massemin
Fermer Précedent Suivant

legende