Paul Verhoeven : “Un gouvernement qui accroît les pouvoirs de la police tend vers le fascisme”

Flics invincibles, femmes dangereuses... Ses blockbusters fracassants se moquent crûment de nos fantasmes. Mais pour le cinéaste hollandais, l'ironie est un art perdu.

Par Jérémie Couston

Publié le 19 février 2016 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h26

De sa Hollande natale, il est parti con­quérir Hollywood. Distillant dans l'usine à rêves ses fantasmes les plus vénéneux. Des films aux budgets faramineux, avec les stars du moment, mais profondément subversifs. Même si leur audace n'a pas été perçue tout de suite. En manipulant le soufre et la dérision, Paul Verhoeven a imposé, dans les années 1990, des blockbusters à double détente, à la fois jouissifs et intelligents, comme on n'en avait jamais fait et comme on n'en ­fera sans doute plus. Il n'a pas seulement retiré la culotte de Sharon Stone (Basic Instinct), exploré les rêves d'Arnold Schwarzenegger (Total Recall), inventé le flic du futur (Robocop) ou flirté avec Leni Riefenstahl (Starship Troopers). Il est parvenu, dans le carcan du film à grand spectacle, à déployer un art subtil de l'ironie.

Tiraillé entre ses racines européennes et les chimères de l'Amérique, le « Hollandais violent » – récemment invité d'honneur de la Cinémathèque – a passé l'année 2015 à Paris pour tourner Elle, thriller psychologique avec Isabelle Huppert, d'après Philippe Djian, dont il ne sera pas question ici, mais dont on ­reparlera certainement au mois de mai sur la Côte d'Azur. Attablé à un ancien relais de diligence, à La Haye, à quelques pas de la maison où il vécut avant d'émigrer à Hollywood, le cinéaste de 77 ans a partagé avec nous son obsession pour les fluides corporels, les héroïnes impétueuses, la peinture flamande, Jésus, et deux brûlantes croquettes de veau.

“L'espèce humaine est accro à la noirceur.”

En France, l'état d'urgence se prolonge et fait grincer les dents de ceux qui n'y voient que l'affirmation d'un pouvoir liberticide. Que vous inspire cette mesure, vous qui avez consacré plusieurs films aux dérives de l'autoritarisme ?

Un gouvernement qui accroît les pouvoirs de la police et de l'armée tend inexorablement vers le fascisme. L'histoire récente l'a encore montré en Egypte, où les militaires se succèdent à la tête du pays. Ce glissement progressif vers l'arbitraire m'a toujours intéressé, et certains de mes films en donnent une illustration assez distanciée. Pour la sortie de Robocop, les publicitaires avaient inscrit sur l'affiche : « l'avenir de la police ». J'ai été surpris, à l'époque, par les réactions des spectateurs, en ­admiration devant l'efficacité de ce robot policier, mais incapables de voir la critique de la politique impérialiste de Reagan. La « guerre » que mène l'Occident contre le terrorisme trouve son origine dans l'invasion illégale et injustifiée de l'Irak en 2003. Et le chaos qui en a résulté s'est propagé dans tout le Moyen-Orient. Les attaques djihadistes en Europe sont les conséquences directes du conflit irakien. Je ne vois pas de moyen de les arrêter, il faut donc se préparer à en subir d'autres.

On a beaucoup dit que les vidéos de propagande de l'Etat islamique reprenaient les codes du cinéma hollywoodien. Qu'en pensez-vous ?

Ces vidéos très rudimentaires n'ont rien de typiquement hollywoodien. Les techniques de montage utilisées par l'Etat islamique évoquent aussi bien le cinéma asiatique. On peut même remonter aux films soviétiques d'Eisenstein. Le Cuirassé Potemkine était aussi un film de propagande. Une chose est certaine, l'EI sait parfaitement utiliser les médias et a compris que plus ses vidéos sont violentes, plus elles sont regardées sur YouTube. L'homme a toujours été fasciné par les visions d'horreur. Mais quand l'horreur se rapproche et devient tangible, il s'inquiète. Le peintre Turner expliquait ainsi l'attirance de ses contemporains pour les marines. Vue d'une certaine distance, une bataille navale peut être considérée comme de l'art. Mais c'est autre chose quand on est sur le bateau. L'espèce humaine est accro à la noirceur. Les journaux sont remplis de mauvaises nouvelles, car ce sont les seules qui font vendre. Le cinéma exploite aussi cette fascination pour la violence.

Existe-t-il une bonne distance pour filmer la violence ?

En tant qu'artiste, on se doit de réagir au présent, qu'il convient de détourner, de critiquer, pour mieux prédire ou anticiper l'avenir. Au risque, parfois, d'être compris de travers. Comme ce fut le cas avec Starship Troopers, où toutes mes références au Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl, ont été prises au premier degré. Je voulais au contraire tourner en dérision l'habitude qu'ont les Américains de s'inventer des ennemis et de leur déclarer la guerre avant même d'être agressés. L'aigle sur les uniformes des soldats et sur l'étendard renvoyait volontairement aux symboles nazis. Un humour noir qui a échappé à la critique américaine, qui a cru que mon film faisait l'apologie du fascisme. Un éditorialiste du Washington Post nous a même accusés, mon scénariste et moi, d'être de dangereux néonazis.

“C'est l'armée qui a fait de moi un réalisateur. Et a développé mon côté sarcastique.”

D'où vous vient ce goût pour la dérision ?

Peut-être de mon service militaire, effectué en 1965. La marine néerlandaise célébrait alors son tricentenaire et voulait réaliser un documentaire. Ayant étudié pendant sept ans les mathématiques et la physique, j'ai d'abord été enrôlé dans l'aviation pour calculer les trajectoires des missiles. Quand ils ont su que j'avais obtenu des prix pour mes courts métrages réalisés pendant mon année passée à la Film School d'Amsterdam, j'ai été détaché pour le tournage. Il s'agissait de montrer les différents métiers de la marine nationale. Nous avons tourné à La Haye, à Toulon, dans la jungle du Panamá et dans les Antilles hollandaises. J'en ai fait un film d'une trentaine de minutes à la manière de James Bond, car je venais de voir Bons Baisers de Russie, qui m'avait beaucoup impressionné. C'est donc l'armée qui a fait de moi un réalisateur. Et a développé mon côté sarcastique.

Vous avez une prédilection pour les héroïnes à forte personnalité, comme Sharon Stone dans Basic Instinct, Elizabeth Berkley, la strip-teaseuse de Showgirls, ou Carice Van Houten, la résistante de Black Book...

J'ai toujours été fasciné par les femmes. Et je ne suis pas le seul. Bergman, Fellini et Hitchcock ont sans doute écrit les plus beaux personnages féminins de l'histoire du cinéma. J'ai beaucoup étudié leurs films. Réussir à imposer à un studio un film dont le protagoniste principal est une femme n'a jamais été simple à Hollywood. Au milieu des années 1990, j'ai essayé sans succès de faire un film sur la capitaine de pirates Anne Bonny, qui avait déjà inspiré à Jacques Tourneur sa Flibustière des ­Antilles. Nicole Kidman était d'accord, j'avais besoin de 50 millions de dollars, mais le studio a refusé d'engager autant d'argent sur un film avec une femme dans le rôle-titre. Peu de temps après, Angelina Jolie a ouvert la voie avec Tomb Raider, mais elle reste bien la seule, avec Jennifer Lawrence, à avoir eu ce privilège.

Les temps ont changé. C'est déjà un miracle d'avoir pu réaliser Starship Troopers en 1997. J'ai bénéficié de la ­désorganisation du studio Orion, qui a vu quatre patrons se succéder pendant la production du film. Personne n'a regardé les rushs ou surveillé ce qu'on faisait. Quand le film fut terminé et qu'ils ont enfin constaté à quel point il était violent et bizarre, il était trop tard. Aujourd'hui, plus personne n'accepterait de produire un film de science-fiction avec des références aussi appuyées au nazisme. Désormais, les studios limitent les risques en multipliant les franchises et les films de super­héros où il est presque impossible d'exprimer sa propre ­vision. Je n'ai toujours travaillé que pour moi. Je ne me suis jamais senti au service d'un employeur. Sauf avec Hollow Man, qui m'a été imposé par le studio et pour lequel je n'ai pas réussi à apporter ma touche personnelle. Tous les remakes ou les suites de mes films ont été réalisés avec une noirceur et un esprit de sérieux totalement absents des originaux et qui semblent la nouvelle norme à Hollywood. Je crains que l'ironie ne soit un art perdu.

L'absence de morale de vos personnages peut aussi dérouter ou irriter décideurs et spectateurs.

Je ne me suis jamais posé la question de la moralité de mes personnages. Je ne conçois pas la vie en termes moraux. J'essaie de décrire les gens tels qu'ils sont, pas tels qu'ils devraient être. Dans le cinéma hollywoodien, il est fréquent que les hommes aient deux femmes, mais l'inverse passe difficilement, sauf dans les comédies. Si une femme aime deux hommes, comme Denise Richards dans Starship Troopers, ou alterne les amants et les amantes comme Sharon Stone dans Basic Instinct, certains spectateurs s'en plaignent dans les projections tests et les scénaristes n'hésitent pas à revoir leur copie. Pourtant, dans La Mort aux trousses, Hitchcock suggère à qui accepte de le voir qu'Eva Marie Saint passe du lit de James Mason à celui de Cary Grant.

“Une scène de sexe doit faire progresser le récit.“

La sexualité est rarement suggérée chez vous, elle est plutôt frontale !

Mais elle n'est jamais gratuite. Une scène de sexe doit faire progresser le récit ou nous apprendre quelque chose sur les personnages, sinon, c'est d'un ennui mortel. Prenez celle de Basic Instinct, entre Sharon Stone et Michael Douglas. Elle dure environ cinq minutes, une éternité pour un thriller. Les positions, très explicites, sont filmées dans la longueur. Et le public n'accepte cet inhabituel excès d'érotisme qu'à cause de l'enjeu dramatique : Sharon Stone va-t-elle poignarder son amant ? Sans cette possibilité de meurtre, la scène aurait été inutile.

Dès vos premiers films hollandais, dans les années 1970 (Business is business, Turkish Delight), vous mélangiez érotisme et violence, Eros et Thanatos. Avez-vous cultivé cette réputation d'artiste scandaleux ?

Je pense être tout simplement le produit de mon éducation. Les grands peintres hollandais se souciaient peu d'embellissement, ils peignaient la vie dans toute sa crudité. Chez Rembrandt, Brueghel ou Bosch, tous les fluides corporels sont représentés : les femmes urinent, les hommes vomissent. Il n'y a pas de tabou, surtout pas la nudité. Au XVIe et au XVIIe siècle, seule la peinture flamande s'autorise une telle liberté de représentation. Ce doit être propre à notre pays, à notre culture. Reproduire la vie telle qu'on la voit et pas selon nos fantasmes. A quoi bon s'encombrer de métaphores ?

Ce serait donc la recherche de la vérité qui vous obsède ?

J'ai quand même réalisé quatre films de science-fiction ! Mais ils avaient tous un lien avec la vérité. Pour Total Recall, film sur les fantasmes et la mémoire, je suis allé à la Nasa pour étudier les différences de comportement sur Terre et dans l'espace. J'avais besoin d'être honnête dans mes reconstitutions pour mieux laisser libre cours à mon imagination par ailleurs.

“J'aimerais vraiment arriver à faire un film sur Jésus pour le débarrasser de toutes les absurdités qui ont été écrites sur lui.”

Est-ce cette quête de la vérité qui vous a poussé à écrire un livre sur Jésus (1) ?

Mon interprétation des textes sacrés, fruit de près de vingt ans de travail et de la fréquentation du Jesus Seminar [groupe de théologiens qui se consacre à la mise au jour du Jésus historique, NDLR], me semble bien plus crédible que celle qui est acceptée par la majorité des croyants. L'Evangile selon Marc est le seul qui dispose d'éléments fiables pour reconstituer la véritable vie du Christ. Tout le reste a été inventé. Qui peut croire sérieusement que Jésus a marché sur l'eau ? Dans mon livre, j'ai voulu expliquer ce qui s'est vraiment passé. Montrer le vrai visage de Jésus, pas celui qui est véhiculé par l'Eglise catholique. A la fin de l'Evangile de Luc, ­Jésus dit : « Si tu as un manteau, vends-le et achète une épée. » Mon hypothèse est qu'à la fin de sa vie Jésus a cessé de raconter des paraboles pacifiques et a appelé à prendre les armes pour se soulever contre les Romains.

Envisagez-vous toujours une adaptation au cinéma ?

Bien sûr, mais je n'ai pas encore réussi à écrire un scénario qui me convienne. Je bute sur la représentation des paraboles. J'aimerais vraiment y arriver pour débarrasser Jésus de toutes les absurdités qui ont été écrites sur lui. Je suis profondément athée, mais j'admire Jésus. Autant que Stravinsky, Bryan Ferry ou Rammstein. Mais je ne suis pas sûr que le film se fera, car la matière est explosive. Et les réactions peuvent être violentes. Aux Etats-Unis, les Eglises évangélistes soutiennent désormais Donald Trump. Comment est-on passé du message de Jésus, « Aimez vos ennemis », à un soutien aux idées nauséabondes de Trump ? Les évangélistes américains n'ont visiblement rien compris au message de la Bible, tout comme les islamistes radicaux à celui du Coran.

Le bellicisme des républicains est vieux comme le Nouveau Monde...

L'histoire se répète en effet. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont tout de suite compris qu'il était indispensable de négocier la paix avec leurs ennemis pour recommencer à vivre ensemble. Hormis la guerre de Sécession, qui n'était pas sur la même échelle, les Etats-Unis n'ont ­jamais connu l'horreur de la guerre à l'intérieur de leurs frontières. Ils n'ont donc jamais dû faire l'effort d'aimer leurs ­ennemis. J'avais 5 ans en 1943, et la vie en pays occupé est le genre d'expérience qui marque un enfant. Même si je n'ai pas été traumatisé par la guerre, j'ai été confronté à la mort très jeune, sans vraiment savoir ce qu'elle représentait. A vrai dire, mes souvenirs d'enfance sont plutôt joyeux. Comme John Boorman le raconte dans Hope and glory, cette période a été paradoxalement marquée par l'insouciance. Nous ne nous rendions pas compte de la misère. Quand un avion s'écrasait à La Haye, mon père m'emmenait voir les débris comme on va au marché.

“Peut-être que mon intérêt pour le fascisme vient de ma mère, finalement.”

Vos parents ont-ils encouragé votre passion pour le cinéma ?

Ils n'ont jamais compris mon choix de carrière. Ma mère était femme au foyer et mon père était instituteur. Ils avaient tous les deux un grand respect pour le corps enseignant. Mes études scientifiques auraient dû me conduire à enseigner à l'université, comme le firent tous mes amis. A mesure que mes films sortaient et que je gagnais en célébrité, mes parents devenaient plus compréhensifs. Ce qui n'a pas empêché mon père, en 1985, à la veille de mon départ à Hollywood pour réaliser Robocop, de me montrer une annonce qu'il avait découpée dans le journal. Un poste de prof de maths à mi-temps. « Comme ça, le matin, tu es au lycée, et tu as l'après-­midi pour ton hobby », m'avait-il suggéré, alors que j'avais déjà réalisé sept longs métrages. Plus tard, quand ma mère s'est retrouvée dans une maison de retraite, elle a enfin pu profiter de ma notoriété. Quand le programme diffusé à la télévision ne lui plaisait pas, elle s'emparait de la télécommande avec autorité et imposait son choix à tous les pensionnaires. Une vraie dictatrice. Peut-être que mon intérêt pour le fascisme vient d'elle, finalement.

Paul Verhoeven
1938
 Naissance à Amsterdam (Pays-Bas).
1971 Premier long métrage et premier scandale avec Business is business.
1985 La Chair et le Sang lui ouvre les portes de Hollywood.
1992 Triomphe de Basic Instinct, avec Sharon Stone.
2008 Publie une biographie de Jésus.
2016 Elle, d'après Philippe Djian, avec Isabelle Huppert, pressenti en compétition à Cannes.

(1) Jésus de Nazareth, éd. Aux forges de Vulcain, 380 p., 20 EUR.

Cet entretien a été réalisé avec l'aide de la Cinémathèque française, à l'occasion du festival Toute la mémoire du monde, dont Paul Verhoeven était l'invité d'honneur.

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