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Le quotidien de la Jungle de Calais raconté en BD

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ENTRETIEN - L’autrice Lisa Mandel et la sociologue Yasmine Bouagga publient une BD-enquête sur la "Jungle" de Calais. BFMTV.com les a rencontrées.

Depuis un an, la collection Sociorama, fruit de la rencontre d’universitaires et d’auteurs de BD, publie à intervalles réguliers des adaptations graphiques d’enquêtes sociologiques. Sont déjà parus des ouvrages consacrés aux métiers des transports aériens, aux chantiers de construction et au harcèlement de rue. Les Nouvelles de la Jungle (de Calais) est le dernier nouveau-né de cette collection, mais aussi son premier hors-série. Contrairement aux ouvrages déjà cités, ce livre cosigné par les directrices de Sociorama, l’autrice Lisa Mandel et la sociologue Yasmine Bouagga, n’est pas l’adaptation d’une enquête déjà publiée, mais l’aboutissement de plusieurs mois de reportage dans la "Jungle" de Calais. Rencontrées lors du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême fin janvier, elles ont accepté de commenter pour BFMTV.com trois planches.

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La genèse

Lisa Mandel: "On avait beaucoup entendu parler de la Jungle de Calais dans les médias. Avec Yasmine, on s’est décidées à y aller un week-end pour essayer de comprendre. J’avais rencontré Laurent Cantet [réalisateur d’Entre les murs, Palme d’or 2008, ndlr] qui faisait partie de l’appel de Calais [tribune publiée dans Libération le 20 octobre 2015 pour alerter l’opinion publique sur le sort réservé aux migrants, ndlr]. Il m’avait dit: 'vas-y, témoigne, mais tu n’as pas besoin d’avoir un point d’entrée, une raison particulière pour y aller, juste vas-y, tu verras, il y a des choses à raconter'. J’avais envie d’y aller, mais je ne voulais que cela apparaisse comme de l’opportunisme ou du voyeurisme. En arrivant, la situation dans cet endroit nous a frappées. On s’est dit qu’il fallait en parler au jour le jour et pas dans deux ans, une fois que la jungle serait démantelée. C’est comme ça qu’on s’est laissé happer par ce lieu. On comptait rester trois jours et on a passé quasiment huit mois à étudier le sujet." Yasmine Bouagga: "C’est un projet particulier par rapport à la collection Sociorama, dont l’objectif est d’adapter des enquêtes de sociologie en BD. Dans ce cas, on a travaillé autrement parce qu’on est arrivées toutes les deux en même temps sur le terrain. On a eu envie de tenir une chronique quotidienne de ce qui se passait, d’être en temps réel, comme dans un reportage. Lisa a commencé un blog sur lemonde.fr. C’était plutôt une chronique qu’une enquête. Sur le terrain, on était moins dangereuses que les journalistes TV. La BD attire plus la sympathie." Lisa Mandel: "Comme on arrive sans caméra, sans dictaphone - je n’ai pas dessiné sur place, j’arrivais les mains dans les poches - les gens ne se sentent pas agressés. Quand on dit qu’on dessine, les gens rigolent. Au début j’ai fait quelques dessins sur place puis j’ai tout fait de tête. Quand on regarde bien la BD, il n’y a pas beaucoup de décors, c’est plutôt des ambiances qui sont suggérées..." Yasmine Bouagga: "... et des personnages, des situations. Je notais ce que les gens nous racontaient."

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Montrer les coulisses

Lisa Mandel: "Ce n’était pas un camp qui était à feu et à sang en permanence. Même dans les moments de crise - comme le moment du démantèlement. Ces gens avaient tout perdu. Ils ont reconstruit un petit quelque chose et lorsqu’ils ont appris que ça allait être détruit, ils ont brûlé leur cabane par colère. Ce n’était pas un incendie. Il fallait attendre. C’était la seule chose qui se passait: une cabane brûlait, tout le monde allait regarder. C’est vrai que les journalistes attendaient juste ce moment-là, filmaient, puis partaient, parce que c’était l’image sensationnelle qu’ils étaient venus chercher." Yasmine Bouagga: "Dans la bande dessinée, nous avons voulu montrer les coulisses, le hors-cadre, notamment le fait qu’une cabane brûle, mais qu’à côté il y a des gens en train de dîner, qui nous invitent à prendre le thé. Ce n’est pas une situation de guerre ou de crise généralisée. Au contraire. Il y a un endroit où il se passe quelque chose, que tout le monde va filmer, et à côté un endroit très calme, une vie ordinaire pas forcément télégénique. C’était ça aussi le quotidien de la jungle." Lisa Mandel: "L’aquarelle, c’était au début pour une raison très pratique: j’étais venue avec peu de matériel et je n’avais que de l’aquarelle. D’habitude, je fais mes couleurs à l’ordinateur. Mais ma façon de traiter l’aquarelle a aussi un côté sale, qui correspondait bien à l’ambiance dans laquelle on a travaillé: sur le vif. Je suis content de l’avoir fait. On sent bien que c’est un reportage. Comme il fallait retranscrire au jour le jour, il fallait aller très vite. On vivait l’histoire la veille, le lendemain, à 7-8 heures, j’étais à ma table à dessin pendant 4-5 heures pour faire mes pages, puis on enquêtait l’après-midi. C’est la première fois que je fais un livre aussi gros et à ce rythme-là."

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Le festival de cerf-volants à Berck-Sur-Mer

Lisa Mandel: "C’est une histoire que Yasmine m’a racontée. Je n’étais pas sur place ce jour-là." Yasmine Bouagga: "L’ambiance dans la jungle est assez lourde. Les gens sont bloqués, ils essayent de passer en Angleterre, mais ils n’y arrivent pas. J’avais rencontré des jeunes avec qui je m’étais liée d’amitié. Je voyais qu’ils étaient déprimés, qu’ils en avaient marre. Je leur ai dit qu’il y avait le festival de cerfs-volants à Berck-Sur-Mer, à trois quarts d’heure de route, et qu’on allait partir le voir, parce que c’est magnifique. Ce jour-là, il faisait un temps extraordinaire. C’était assez surréaliste de voir cette baleine, ces méduses qui volaient dans le ciel. Il y avait beaucoup de moments comme cela, en fait, sur le terrain. Les éléments les plus surprenants dans le livre - et qu’on pourrait croire fictifs et inventés - sont en fait véridiques. C’est tellement inattendu qu’on a voulu le raconter dans la bande dessinée. Il y a eu beaucoup de moments de surprises." Lisa Mandel: "C’est vrai que quand on est dans un endroit où il n’y aucune règle, le pire comme le meilleur peuvent surgir. Les gens étaient très créatifs."

Les Nouvelle de la Jungle (de Calais), Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, Casterman, Sociorama “Terrain”, pages, 18 euros.
Jérôme Lachasse