Abd Al Malik : “A 12 ans, je m'imaginais discuter avec Camus en bas de mon immeuble”

A partir du 28 février, le rappeur se produit à la salle Pleyel avec... Albert Camus. Un hommage amical et fraternel à cet écrivain qui permit à un gamin de la cité de Neuhof à Strasbourg de se sortir des embrouilles. 

Par Gilles Heuré

Publié le 26 février 2017 à 17h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h48

Quel a été votre premier contact avec Albert Camus ?

Quand j'ai lu la préface de L'Envers et l'Endroit, qui m'a bouleversé. Ensuite, j'ai dévoré tout Camus. Ce fut une vraie rencontre, car j'ai tout de suite eu le sentiment que c'était un grand frère de la cité. En lisant Noces, aussi, j'avais l'impression de partager une expérience de vie. Sans doute parce que son parcours depuis le quartier de Belcourt, à Alger, ressemblait au mien, dans la cité de Neuhof à Strasbourg. Donc, pour moi, Camus n'est pas un être de papier, mais un être de chair et de sang. La façon qu'il a de magnifier les sens, la lumière, la chaleur le rend encore plus vivant. C'était l'époque où je voulais devenir artiste et, tout d'un coup, on me livrait une feuille de route.

La culture ne faisait pas partie de notre environnement et le rôle des enseignants a été déterminant. Lui, ce fut Louis Germain, son instituteur puis Jean Grenier, son professeur de philosophie. Moi ce fut cette institutrice en CM1 et CM2 qui a fait des pieds et des mains pour que j’aille dans un autre collège que celui de la cité. Elle me faisait plus travailler que les autres, me donnait des livres à lire. Ensuite, au collège j’étais dans une école privée catholique et j’avais un prof qui était à la fois prof d’anglais et de catéchisme. Quand il entrait dans la salle, il disait par exemple : « Que leur reste-il puisqu’ils obéissent ? Il leur reste l’opinion » ou « Il faut cultiver son jardin ». Nous étions quelques-uns à se dire « Mais de quoi il parle ? ». Alors on allait le voir à la fin du cours et il nous parlait d’Alain. Il échangeait, nous donnait envie de découvrir. 

“Camus est une colonne vertébrale, un tuteur au sens où il permet de grandir droit”

Dans votre livre, vous écrivez que votre rencontre littéraire tient d'une forme d'“intuition”...

Oui, parce qu'à 12 ans on ne peut pas vraiment parler de rencontre intellectuelle. Mon intuition, c'était qu'il était l'un des nôtres. Je l'imaginais facilement en bas de mon immeuble en train de discuter avec nous. J’étais sensible à son rapport au monde, à la responsabilité artistique qu’il suggérait. Quand j’écris, je réfléchis aux textes, à ce qu’ils impliquent. Or l’écriture de Camus est visuelle et palpable et ça oriente ma manière d’écrire. Camus est une colonne vertébrale. un tuteur au sens où il permet de grandir droit. Il a une rigueur intellectuelle qui n’est pas antinomique avec la souplesse du corps, sa sensualité. Je m’y reconnais à tous les étages !

Qu'est-ce qui vous inspire le plus chez lui en tant qu'artiste ?

La première fois, je l'ai entendu autant que lu. Camus se lit à voix haute. D'ailleurs, quand on l'entend parler, avec ce débit si particulier, on pense à un slam. Et puis son rapport charnel aux mots, sa poésie font que son écriture est visuelle, palpable et oriente ma manière d'écrire. Quand j'écris, je réfléchis aux textes, à ce qu'ils impliquent. Camus est une colonne vertébrale, un tuteur au sens où il permet de grandir droit.

“Camus est presque plus actuel aujourd'hui qu'il ne l'était à son époque”

Une forme de morale ?

Nous vivons une crise des modèles, sans références. Aujourd'hui, rien n'est important ; on vit dans le chaos et on est très forts pour se complaire dans l'obscurité. Or il me semble que l'on a besoin de gens droits, intègres, qui puissent être des repères. Camus n'est pas simplement un philosophe au sens où il ne ferait que produire des concepts sans chercher à y répondre. Il est philosophe au sens où l'était Socrate : il donne à penser. Il développe une philosophie en phase avec le réel. C'est pour ça qu'il y a tant de gens différents qui aiment Camus, car il nous permet d'accoucher de nous-même. Il est d'ailleurs presque plus actuel aujourd'hui qu'il ne l'était à son époque.

Le monde intellectuel a pu être contre lui à un moment donné, notamment lors de sa fameuse querelle avec Sartre, à propos de L’Homme révolté en 1951. Mais il est resté lui-même. Qu’importe ce que les gens pensent de nous, l’essentiel est de rester intègre et fidèle aux valeurs qui sont les nôtres, sans les trahir. Et il faut avoir foi en la jeunesse, ne pas s’enliser dans le pessimisme à la mode, ne pas se recroqueviller. Quand je parle de jeunesse, je ne parle pas d’âge uniquement, Stéphane Hessel à quatre-vingt-dix ans était jeune. On a besoin de gens qui fédèrent, qui nous fassent aimer les valeurs de l’école républicaine.

Quel livre de Camus conseilleriez-vous à des adolescents ? “La Peste” ?

Je ne pense pas car pour bien comprendre ce livre, il faut avoir un peu vécu. Dans La Peste, Camus est un peu dans tous les personnages mais pour le chercher il faut d’abord savoir qui on est déjà soi. J’ai fait des lectures dans les prisons avec des passages de Camus sans dire de qui il s’agissait à ceux qui m’écoutaient. Certains ont cru que c’était un type de la cité qui avait écrit. Dans Noces, par exemple, il écrit en substance que lorsqu’on voit quelqu’un qui se fait arrêter, le premier réflexe est d’être pour lui, on est de son côté. Alors quand on lit ça en prison, les types se disent : « Ce mec est forcément de chez nous, de la cité ». Il y a aussi sa proximité avec sa mère, dans n’importe quelle cité on dit la même chose. Il faut donc proposer des pistes dans Camus et différents passages. Tout le monde peut s’y reconnaître.

“Je suis persuadé que c'est la culture et le partage qu'elle implique qui sauveront le monde”

Quels autres écrivains vous accompagnent ?

Camus est mon meilleur pote, mais il y a aussi René Char, Aimé Césaire, Raymond Carver, Alain, Epictète. Ou Sénèque : ses lettres à Lucilius, je les lis comme des lettres à Abd Al Malik. Tous ces écrivains sont ma bande d'amis. Le fait qu'on ne parle pas de culture dans les débats politiques et que l'on se focalise sur les questions d'identité nous dit d'ailleurs quelque chose sur notre société. Or je suis persuadé que c'est la culture et le partage qu'elle implique qui sauveront le monde.

A voir

Abd Al Malik rencontre Albert Camus, salle Pleyel, à partir du 28 février 2017.

A lire

Abd Al Malik, Camus, l'art de la révolte, éd. Fayard, 186 pages, 17 €.

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