Que se passe-t-il dans un cerveau amoureux ?

Que se passe-t-il dans un cerveau amoureux ?
Cerveau de rose, Cerveau parisien. Smot (JEANNE MENJOULET/FLICKR/CC)

L'équipe de Serge Stoléru est la première à avoir exploré les corrélats cérébraux de l'excitation sexuelle et du sentiment amoureux.

Par Nolwenn Le Blevennec
· Publié le · Mis à jour le
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(De nos archives) Serge Stoléru, psychiatre et chercheur à l’Inserm, a utilisé la neuro-imagerie fonctionnelle pour comprendre et théoriser les bases neurologiques du désir sexuel et de l’amour.

Dans son livre "Un cerveau nommé désir" (éditions Odile Jacob), il résume 20 ans de recherches et montre les processus en œuvre dans le cerveau "pour les connaître et, le cas échéant, ne pas se laisser dépasser par eux".

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"Là où se trouvait du ça, ça doit devenir du moi", écrivait Freud.

Avant de résumer ses travaux, le chercheur se penche sur la théorie psychanalytique et l'éthologie, l'étude du comportement animal. Ici, le chercheur expose les études sur la relation entre taille des testicules et systèmes sociaux d’accouplement des primates (monogamie, polygamie, système multi-partenaires), rappelle que la taille des testicules des hommes, qui se situe entre le gorille (ayant un petit harem) et le chimpanzé (multi-partenaires), fait de lui une espèce particulière.

Est-ce l’évolution qui a fait de nous une espèce ni tout à fait fidèle ni tout à fait infidèle, nous mettant parfois aux prises avec les quelques affres morales ?

Dans un autre chapitre, Serge Stoléru se demande aussi si nos désirs sont dépendants de nos gènes. Le campagnol des prairies, monogame, est connu pour l’abondance de ses récepteurs à la vasopressine (un neurotransmetteur et une hormone) qui revêtent les parois des neurones du pallidum ventral, région du cerveau qui joue un rôle essentiel dans les sensations de plaisir.

Quand on regarde le nombre de relations extraconjugales, les chiffres des jumelles monozygotes concordent plus que ceux des jumelles dizygotes.

"Le fait d’être infidèle est soumis, dans une certaine mesure, à des influences génétiques."

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Photo du graphe "cerveau de rose" (Jeanne Menjoulet sur Flickr)

Exartisia et Euphoria

On apprend aussi dans le livre que chez les hommes le niveau de la testostérone dans le sang varie tous les jours et que cette concentration a un effet sur leur sensibilité à la féminité d’un visage.

Et puis, Serge Stoléru entre dans le cœur de son sujet. Il décrit toutes les zones du cerveau qui s'allument avec le désir sexuel et le sentiment amoureux. "A quel point les réseaux du désir sexuel et de l’amour sont-ils intégrés ou entremêlés, ou disjoints et indépendants ?" se demande le chercheur.

L’amour passionnel a été défini comme "la constellation de comportements, de cognitions et d’émotions associés au désir de nouer ou maintenir une relation proche avec une autre personne spécifique".

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Dans cette constellation, on trouve Euphoria, Energeia (impression d’énergie décuplée), Epikentra (focalisation de l’attention sur une personne unique, on y pense sans arrêt), Exartisia (une dépendance émotionnelle vis-à-vis de cette personne aimée), et Epithoumia (un désir, une étoile filante mille fois réitérée, d’union émotionnelle et physique avec elle).

Et c’est ainsi que l’aire tegmentale ventrale, l’hippocampe ou les insulas accompagnent l'amour et sont moins au premier plan dans les études sur le désir sexuel. Entretien.

Vous avez été le premier à vous intéresser à ce qu'il se passe dans le cerveau quand il y a du désir sexuel.

Oui, notre équipe a été la première à utiliser la tomographie par émission de positons pour explorer ce qui se passe dans le cerveau chez les individus sans problème clinique particulier en réponse à des images induisant une excitation sexuelle. Ce qui nous a intéressés, c’est le cerveau, mais je viens de la psychanalyse et je n’ai jamais abandonné cette théorie. Je la trouve toujours valide, même si elle est démodée aux yeux de beaucoup.

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Qu’est ce qui se rejoint entre la théorie psychanalytique et vos résultats ?

Freud attendait que la biologie se confronte à ses théories et même qu’elles soient rephrasées. Si vous reprenez les quatre éléments fondamentaux de la pulsion, définis par lui dans son texte "Pulsions et destin des pulsions" (1915), on peut dire qu’il y a un certain nombre de correspondances.

Pour Freud, dans les éléments qui définissent la pulsion, vous avez la source, l’objet, la poussée et le but. Eh bien, je dirais, si je fais des transpositions, que le cortex orbitofrontal correspond à l’évaluation de l’objet.

Le cortex orbitofrontal s’occupe de savoir si une personne nous plaît ou non. En ce qui concerne la poussée, il faut regarder, entre autres, du côté du cortex cingulaire antérieur. Je caricature là parce que j’extrais une région, alors que ce sont des réseaux qui se mettent en action.

Et il me semble qu’il y a une sorte d’entremêlement dans les réseaux cérébraux des régions qui s’occupent du but (caresser, embrasser, etc.) et de ce qui est de l’ordre de la poussée. Nous, dans les analyses qu’on fait, on voit s’activer des aires prémotrices. Mais ce qui reste mystérieux, c’est la question de la source de la pulsion, parce que Freud dit qu’elle naît du corps. Je ne peux pas le réfuter, mais on ne le trouve pas avec la méthodologie que nous employons.

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A vous lire, on a l’impression que le cerveau amoureux est incontrôlable ?

On peut le lire comme ça, mais je ne dis pas ça. En fait je reste dans une interrogation. Mais pour moi, la référence à Spinoza est très importante.

J’ai l’impression que la meilleure façon de concevoir les rapports cerveau-esprit, du point de vue philosophique, c’est de de les voir dans une perspective moniste, dans laquelle cerveau et esprit ne sont que les deux facettes d’une seule et même réalité. Tout ce que nous ressentons, tout ce que nous pensons, tout ce que nous désirons, se fait en même temps sur le mode du ressenti et sur le mode d’activations ou de désactivations de diverses régions cérébrales.

Nous sommes le jouet de que ce que Spinoza appelle les passions, et Freud les affects. Mais d’un point de vue moniste, cela ne vient pas plus du cerveau que de notre psychologie, puisque les deux aspects constituent un tout indissociable.

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Pourtant, le cerveau désirant ou amoureux s’emballe ?

Spinoza, tel que je le lis presque 350 ans après ses écrits, souligne certains éléments qui existent dans la psychanalyse, mais qui ne sont pas assez mis en valeur par cette dernière. Je pense à l’importance de la prise de contrôle actif par le moi.

C'est vrai, la passion amoureuse est quelque chose d’extrêmement violent, la passion sexuelle aussi d’ailleurs, mais il est fondamental de comprendre qu’avec l’analyse de cette passion ou de ce désir, on peut s’en rendre maître. Je pense que c’est très important de penser qu’en analysant les choses et en les clarifiant, en voulant prendre le contrôle, on peut le prendre dans une certaine mesure. Ce n’est pas la partie passionnelle qui le fait, mais la partie rationnelle.

Dans la société où on vit, il y a une valorisation du désir et de l’amour. Ce sont des valeurs. Donc il y a une certaine complaisance, si vous voulez, dans l’amour, y compris dans l’amour contrarié. Et pareil, avec le désir.

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Oui mais le cerveau ne peut pas aller au même rythme que la décision (qui elle peut être immédiate) ?

Le cerveau ne s’est pas fait avec des transistors ou des morceaux de métal. Il y a des constantes de temps, cela ne se passe pas sur un mode “J’allume la lumière, j’éteins la lumière”. Il y a une certaine inertie, c’est vivant. Je parle beaucoup des neuromédiateurs parce que, sinon, on ne peut pas comprendre qu’il faille une certaine durée pour que ça se calme.

C’est très important la conviction qu’un désir ressenti dans l’ici et maintenant va durer mais finir par s’éteindre. Je pense notamment, par exemple, aux gens qui ont des pulsions sexuelles qui les poussent à commettre des abus sexuels sur enfants ou à violer des adultes : c’est important qu’ils sachent qu’ils vont être embêtés tourmentés pendant un moment par une tentation, mais que ça va se calmer, notamment s’ils se placent dans une situation différente où la tentation est moindre ou absente.

Pareil dans les épisodes dépressifs majeurs : leur évolution, c'est généralement de guérir. La personne qui est déprimée a, par définition, beaucoup de mal à le croire.

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Vous écrivez aussi qu’il y a une partie génétique qui joue sur le sentiment amoureux ?

Oui, cela joue en partie, mais là encore cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’en rendre maître. Mais c’est vrai, on n'est pas tous égaux. On n'a pas tous le même moi, on n'a pas tous le même ça.

Et effectivement, en ce qui concerne l’amour, où les choses commencent à être explorées de façon assez précise, on voit très bien que, selon le type de récepteurs qu’on a à la vasopressine, ou à l’ocytocine, nous avons tous des propensions différentes à l’amour ou au conflit avec le ou la partenaire.

Et pour le désir sexuel ?

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Pour le désir sexuel, les études de génétique sont un peu moins avancées. Les études sont des études de jumeaux qui ne nous disent rien des molécules. Mais on voit bien, selon les études de jumeaux (que l'on peut critiquer mais que pour ma part je les trouve assez convaincantes), que dans l’homosexualité, par exemple, il y a une partie de la détermination qui est d’ordre génétique et une partie qui ne l’est pas.

Quand on a un couple de jumeaux dont l’un des partenaires est homosexuel, la probabilité que l’autre le soit est nettement plus grande si les deux jumeaux sont homozygotes que s’ils sont dizygotes.

Et quand les gènes favorisent un comportement d’infidélité, cela devient terrifiant non ? Cela crée des lignées d'infidèles...

Je ne pense pas qu’on puisse dire ça. C’est plus une question de propension que de fatalité absolue. Ce qu’on peut dire, c’est qu’on est peut-être plus à risque, mais ça on peut le dire pour beaucoup d’affections comme le diabète par exemple. Je ne trouve pas ça forcément terrifiant.

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Ce que je trouve intéressant, c’est la connaissance, parce qu'il est bon et utile de se connaître. Si on a peu de désir, effectivement, la fidélité n’a rien de très héroïque...

Mais bon, pour la partie génétique, je reste assez prudent. Parce qu’on en est aux balbutiements de tout ça. Il n’y a pas de déterminisme mécanique, il y a une marge de liberté.

Le désir et l’amour se manifestent de façon différente dans le cerveau. Avec l’amour, plus de régions s’activent ?

Il y a eu à ma connaissance une seule étude où dans la même expérience on a comparé les réponses cérébrales de participants auxquels étaient présentées des images de la personne aimée et des gens qui regardaient des images érotiques de personnes non connues des participants.

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Il y a des régions du cerveau, effectivement, qui sont très peu en évidence dans les méta-analyses des états d’excitation sexuelle, je pense notamment à l’hippocampe. Alors que dans les quelques études sur le cerveau amoureux, on voit bien l’hippocampe.

Donc on peut spéculer, mais on n'a pas de preuve, que l’hippocampe étant une zone très impliquée dans la mémorisation des épisodes de la vie, elle s’active à cause du fait que la personne se souvient d’épisodes associés à son partenaire amoureux quand il le ou la voit. Et on en parlait tout à l’heure, l’aire tegmentale ventrale, qu’on voit dans certaines études sur le désir sexuel, est très très en évidence dans les études sur l’amour.

Et puis, il y a l’insula. L’insula s’active dans le désir sexuel, mais elle s’active davantage dans le sentiment amoureux.

L’insula, c’est la perception des sensations corporelles (gorge serrée, cœur qui tape) ?

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C’est notamment ça.

Et l’aire tegmentale ventrale et la substance noire sont deux régions, qui interviennent dans le sentiment amoureux et où vous avez beaucoup de neurones à dopamine. Ce sont des noyaux qui vont inonder en quelque sorte de dopamine le reste du cerveau. L’aire tegmentale va inonder le cortex notamment frontal, qui renvoie aux fonctions cognitives (aux stratégies du désir, de la séduction et de l'amour). Alors que la substance noire va surtout envoyer des fibres nerveuses (axones) vers le striatum et le noyau caudé, ce qui est de l’ordre du motivationnel, du mouvement.

Dans le cerveau amoureux, on voit aussi une forte synchronie intra-régionale dans certaines zones, l’amour favorise les liens fonctionnels à l’intérieur même de certaines régions du cerveau de l’individu.

Le fait que l'aire tegmentale et la substance noire se logent en profondeur dans le cerveau montrent que ce sont des zones primitives.

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Les régions du cerveau où vont les terminaisons dopaminergiques sont incroyablement différentes, même entre un macaque et un être humain. Par exemple, prenez le langage. Quand un homme est amoureux, vous n’avez qu’à regarder Cyrano de Bergerac, ou une femme aussi, il y a un discours amoureux. Ce discours va être alimenté par la sensation de désir qui vient de cette aire tegmentale ventrale. Le singe va ressentir des sensations similaires, mais ne va pas l’exprimer par le langage verbal. L’oiseau chante lors de son comportement de cour. Ce que je veux dire, c’est que les bases sont très semblables alors que le cortex lui a beaucoup changé.

L’amour passionnel, vous le décrivez comme désir sexuel + attachement + joie, pourquoi ?

Le désir sexuel et la joie sont des composantes qui reviennent sans arrêt, dans les composantes phénoménologiques du sentiment amoureux. L’attachement, parce que le sentiment amoureux est totalement lié à une personne. Ça peut aussi bien sûr concerner deux personnes, mais c’est quand même plus rare. Dans notre espèce, en général, l’amour, c’est pour une seule personne. C’est un lien très électif.

L’attachement se voit dans le cerveau ?

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Il y a des régions du cerveau qui sont liées à l’attachement et qui sont en partie les mêmes et en partie différentes de celles du désir sexuel. Mais effectivement, on voit des régions impliquées dans l’attachement, cela a été montré chez les mamans avec leurs bébés.

Désir sexuel et attachement sont-ils en conflit ? Dans le livre, vous mentionnez l’effet Coolidge : le fait que l’excitation sexuelle est plus forte quand le partenaire est nouveau.

Je pense que l'effet Coolidge s’applique à une sexualité qui n’est pas en relation avec le sentiment amoureux. L’homme amoureux, tant qu’il est amoureux, les autres femmes lui paraissent plutôt fades. Même si c'est quelque chose qui évolue avec le temps.

Vous parlez aussi d'une zone du cerveau qui s’active chez les couples qui durent.

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Dans une étude chinoise sur les couples durablement unis, une région inhibitrice est mise en évidence. Elle montre qu'il y a une corrélation entre la désactivation du cortex orbitofrontal médial (au début de la relation) et le fait de demeurer en couple trois ans après l'étude. Cette zone participe à la dévalorisation d'un objet (ou d'images érotiques). Tout semble se passer comme si plus cette région relâchait son emprise inhibitrice dans les phases précoces d'une relation, plus cette relation avait de chances d'être durable.

Cette étude reste à confirmer, mais elle mérite d'être mentionnée.

Dans 100 ans, tout le monde pourra faire sa carte d'identité amoureuse en passant des IRM ?

On peut espérer que dans 100 ans, on en saura plus. Et c'est bien... Je pense que ces études peuvent aider les individus à mieux se connaître et donc à gérer ce qu'il y a de souffrance passive en eux.

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Après une rupture amoureuse, la vue de photos de l'être encore aimé induit l’activation du noyau accumbens comme dans le manque de drogue. Sait-on combien de temps met le cerveau pour s’en remettre ?

Les deux études qui ont été faites ne nous renseignent pas du tout sur la durée. Je crois que sur cette question, la psychologie nous renseigne mieux. Mais c’est intéressant.

J’espère que vous avez raison : que dans 100 ans, on en saura plus. A mon avis, ce sera très lent. Je ne veux pas lancer un appel particulier, mais je pense que le travail que je fais sur le cerveau des pédophiles, notamment, concerne un véritable problème de santé publique et que les politiques n'aident pas assez la recherche dans ce domaine, à la différence de ce que l'on constate chez notre voisin allemand.

Quand les gens savent que je m’intéresse à la pédophilie, ils viennent me parler de problèmes qui les touchent personnellement ou qui touchent quelqu’un de très proche.

Je me rends compte à quel point les agressions sexuelles sur des enfants sont fréquentes et laissent des traces douloureuses durables.

Papier initialement publié le 26 février 2017

Nolwenn Le Blevennec
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