Publicité

Les oubliés du numérique, un défi pour l’Etat

ENQUÊTE Des millions de Français vivent sans connexion à Internet ou sont en difficulté face aux usages sur la Toile. Ce phénomène d’exclusion numérique est aggravé par la dématérialisation des services publics.

0211834292762_web.jpg
Selon le Credoc, plus de 8 millions de Français (de plus de 12 ans) n’ont pas d’accès à la Toile à leur domicile et plus de 7 millions de plus de 18 ans avouent être mal à l’aise avec l’utilisation de leur ordinateur.

Par Nathalie Silbert

Publié le 27 févr. 2017 à 16:49

En 2017, il y a ceux qui traquent les soldes à minuit sur Internet, ont des « amis » sur la terre entière grâce à Facebook et font leur déclaration d’impôt en trois clics. Mais il y aussi des millions de Français totalement à l’écart de ce monde connecté.

Comme Tim*, 47 ans, agent de sécurité, qui fréquente depuis cinq mois l’espace public numérique EPN3, un lieu d’initiation à Internet dans le 3ème arrondissement à Paris. Moyennant une cotisation annuelle de 16 euros, il peut suivre toutes les formations du centre et, surtout, utiliser en libre accès l’un des 20 PC mis à disposition. Tim n’a ni ordinateur ni connexion à Internet chez lui.

8 millions de Français non connectés chez eux

Comme lui, plus de 8 millions de Français (de plus de 12 ans) n’ont pas d’accès à la Toile à leur domicile, selon l’édition 2016 du . Parmi eux, des gens dans une grande précarité financière. Telle Lamia*, sans emploi, qui vit avec un budget très serré. Mais aussi beaucoup d’actifs, peu ou pas diplômés, aux revenus limités. Et des bataillons de seniors de plus de 70 ans effrayés par la technologie, effet de génération oblige.

Publicité

A ces populations, s’ajoutent encore les habitants de toutes ces zones dans l’Hexagone où, faute d’un débit suffisant, l’accès à la Toile reste laborieux, voire défaillant. Près de 10 % des foyers français, selon l’Agence du numérique. Dans le petit village d’Eure-et-Loir, Le Favril - 358 âmes-, certains foyers, encore condamnés à un débit très bas (inférieur à 1 megabit par seconde !), vivent au quotidien ces petites misères, en attendant la fibre.

«Il faut parfois une demi-journée pour télécharger un film », s’émeut le maire John Billard, également vice-président de l’Association des maires ruraux. Quand la connexion Internet ne lâche pas en cours de route. « La coupure, cela peut vous coûter cher ! », grince Anthony, agriculteur de la commune. Il explique : « dans le cadre de la PAC, lorsque les vaches mettent bas, vous avez 24 heures pour déclarer la naissance des bovins. En cas de non respect, vous risquez une amende... »

Difficultés d’utilisation

Ces dernières années, l’« exclusion numérique » a toutefois pris un nouveau visage. Bien sûr, le sujet reste toujours d’avoir un accès aux technologies, mais ce n’est pas le seul. Il faut aussi savoir les utiliser, tout simplement. Or, au sein de notre société de plus en plus connectée, scanner un document, remplir un formulaire en ligne ou paramétrer son compte sur un réseau social ne va pas de soi pour tout le monde. Au moins 7 millions d’adultes, selon le Crédoc, avouent ainsi être mal à l’aise avec l’utilisation de leur ordinateur.

Le profil de ces Français, en difficulté, est beaucoup plus varié qu’on imagine. Parmi eux, il y a certes des gens modestes ou retraités comme Paul*, ancien chauffeur de taxi, qui vient à la «Goutte d’ordinateur», l’espace public numérique du quartier populaire de la Goutte d’Or, pour apprendre à faire autre chose que naviguer sur Google.

Mais on trouve aussi Hélène*, habitante du très chic 6ème arrondissement parisien, qui avoue : « il y a vingt ans, j’ai raté le coche !». Pour cette costumière de 61 ans, l’usage de l’ordinateur se limite à l’envoi de mails. « Je n’achète pas sur Internet. Je ne télécharge pas non plus de films », précise-t-elle. Lorsqu’elle doit faire des démarches officielles, Hélène s’en remet à son fils.

 Tous les jeunes savent regarder YouTube sur leur écran. En revanche, beaucoup ne savent pas envoyer un mail avec une pièce jointe

Ce manque d’aisance sur la Toile se retrouve parfois dans l’univers professionnel. Ainsi, seul un tiers des médecins juge avoir le niveau technologique requis pour utiliser l’outil informatique, selon une enquête réalisée en début d’année par Ipsos...

Enfin, à rebours d’une idée reçue, la génération Y, née avec Internet, ne compte pas que des virtuoses du numérique. Bon connaisseur du terrain, Tamer El Aïdy, chargé de mission au sein de l’association Les petits débrouillards, le constate régulièrement. « Tous les jeunes savent regarder YouTube sur leur écran. En revanche, beaucoup ne savent pas envoyer un mail avec une pièce jointe », relève-t-il.

Des services publics de plus en plus dématérialisés

La dématérialisation massive des services publics a donné une nouvelle acuité au sujet. S’inscrire au chômage, s’acquitter de sa déclaration de revenus, faire valoir ses droits pour toucher la prime d’activité ou sa pension de retraite : pour toutes ces prestations, le citoyen est encouragé à passer par la Toile. Quand on lui laisse le choix !

L’enjeu, pour les administrations, est immense : la numérisation est une condition sine qua non pour qu’elles puissent réduire leurs coûts de façon significative. Las, cette révolution laisse en souffrance les millions de personnes privées d’Internet ou incapables de se débrouiller seules avec leur ordinateur.

Publicité

Pour traiter ces Français déconnectés, tous les services publics ont mis en place des dispositifs d’accompagnement. Ainsi en est-il de la Caisse d’allocations familiales (CAF). En Seine-Saint-Denis, près de 70 % des bénéficiaires du RSA effectuent leur déclaration trimestrielle de revenus sur Internet.

Pour les autres, la CAF a créé dans chacune des cinq agences de ce département, l’un des plus pauvres de France, un espace multimédia : « cela représente au total 90 ordinateurs, une trentaine de personnes dédiées à l’accompagnement individuel et 168 ateliers d’initiation établis avec des partenaires», égrène Romain Gardelle, sous-directeur en charge du développement territorial.

Chez Pôle Emploi, où l’on s’inscrit forcément en ligne, on a aussi pris à bras le corps le sujet : en plus d’une assistance téléphonique renforcée, 2.200 personnes ont été recrutées en service civique pour aider les 3 % de demandeurs d’emploi déconnectés.

La fracture numérique éloigne encore davantage un public vulnérable de son accès à l’information 

Insuffisant face aux besoins ? Tel est en tous cas l’avis du Défenseur des droits. «La fracture numérique éloigne encore davantage un public vulnérable de son accès à l’information », a-t-il conclu dans une enquête publiée en septembre 2016 pointant des situations ubuesques. Un exemple : à Pôle Emploi, 36% des conseillers de la plate-forme téléphonique renvoient directement sur Internet lorsqu’il s’agit de faire les démarches pour toucher l’allocation chômage !

Prise dans la vague, la pléthore d’associations et d’acteurs de terrain qui luttent contre la fracture numérique peine à faire face l’afflux massif des plus démunis face aux formalités en ligne. «Au niveau local, de plus en plus de gens nous sollicitent parce qu’ils n’arrivent pas à remplir leur dossier CAF ou Pôle emploi », confirme Léna Morvan à la Confédération Syndicale des Familles.

Au sein de ses neuf antennes en France, Emmaüs Connect observe un mouvement identique. « A la fin de l’an dernier, nous avons aussi organisé, à la demande de la CAF, deux ateliers de formation, l’un destiné à ses travailleurs sociaux, l’autre aux bénéficiaires de ses prestations », ajoute Caroline Ferrero, responsable opérationnelle de l’agence du 13ème arrondissement à Paris.

Réponse timide des pouvoirs publics

Le problème, pour les associations, est le manque de moyens humains et financiers. « Pour absorber le changement d’échelle de la demande, il faudrait former des gens, mais cela a un coût », observe Jean Deydier, le président d’Emmaüs Connect. La conséquence immédiate, pour les non-internautes, est un service dégradé.

« Les gens se ruent vers les guichets des services publics et font la queue », poursuit-il. L’anthropologue Pascal Plantard, membre du réseau de recherche Marsoin qui étudie les usages numériques en Bretagne, pointe une autre retombée : l’abandon de leurs droits par un nombre croissant de citoyens.

Au regard de ce phénomène, la réponse des pouvoirs publics apparaît timide. Fin 2016, Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat au numérique, a annoncé la création d’un « chèque numérique » qui donnera droit aux personnes en difficultés sur Internet à une formation dans un espace public numérique. Mais, pour l’instant, le dispositif n’est pas financé.

«L’idée est qu’il soit abondé par les collectivités territoriales, les services publics ou des petites entreprises dont les salariés sont en galère face aux usages numériques», indique Gérald Elbaze, responsable de Médias-Cités et concepteur du dispositif. Par ailleurs, pour que le système fonctionne, encore faudra-t-il que les médiateurs du numérique soient armés pour répondre à la demande... Responsable de l’EPN3, Elizabeth Foscolo voit le côté positif de la mesure : « cela va donner un prix à nos prestations et nous apporter du financement alors que la mairie de Paris vient d’arrêter le sien 

Citoyen de deuxième zone

En réalité, nombreux sont ceux qui pensent que les élus n’ont pas pris la mesure du problème. « Pour eux, la politique numérique, c’est faire passer la fibre pour amener le haut débit, et les starts-up. La question des usages arrive très loin derrière », regrette Yann Bonnet au Conseil national du Numérique. Jacques Houdremont, qui conseille plusieurs collectivités sur le sujet, va plus loin : « en développant des services en ligne, l’inscription à la cantine par exemple, certains d’entre eux creusent même le fossé », estime-t-il.

Plus de 85 % des Français étant équipés d’un ordinateur, les élus ont tendance à voir le verre à moitié plein. « Il y a un consensus social selon lequel l’apprentissage du numérique, c’est facile, » analyse Valérie Peugeot, présidente de l’association Vecam qui s’intéresse à la citoyenneté à l’ère digitale, et chercheuse à Orange Labs.

Le numérique accroît les inégalités territoriales. c’est dans les territoires les plus défavorisés que la fracture est la plus profonde

Pourtant, «le numérique accroît les inégalités territoriales. c’est dans les territoires les plus défavorisés que la fracture est la plus profonde», relève Pascal Plantard. Et sur le terrain, l’exclusion numérique nourrit le ressentiment de ceux qui la subissent au quotidien. Face à une société hyper-connectée, ceux qui en sont exclus ont le sentiment d’être des citoyens de deuxième zone. L’humiliation vire parfois à la colère.

«Ne pas avoir (Ndlr, Internet) chez soi est souvent un élément important du sentiment de relégation que nous percevons dans le pays et que l’on voit se développer, » observait fin janvier, dans « Les Echos », le directeur général adjoint de Bouygues Telecom, Didier Casas, avant de se mettre en congé de son poste pour rejoindre le mouvement En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tamer El Aïdy, chargé de mission au sein de l’association Les petits débrouillards, d’étayer : les oubliés du numérique « finissent par se dire qu’ils ne partagent pas la même histoire que le reste du pays. »

* Les prénoms ont été modifiés

Nathalie SILBERT

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres
Publicité