La saison des procès de l’après-putsch est ouverte en Turquie. Dans treize villes du pays, dont Istanbul, Ankara, Bursa, Malatya et Antalya, les tribunaux jugent ou vont juger une partie des participants présumés du putsch raté du 15 juillet 2016 : 32 civils, 61 policiers et 1 516 militaires.
Le plus grand procès – 330 personnes – a commencé à Ankara mardi 28 février, en pleine campagne pour le référendum pour renforcer les pouvoirs du président, Recep Tayyip Erdogan. Mais le plus emblématique, décrit par le procureur en chef, Necip Topuz, comme « le plus important de l’histoire de la Turquie », se déroule depuis le 20 février à Mugla, une ville paisible du sud-ouest du pays. Quarante-sept personnes, pour la plupart des militaires, y sont citées à comparaître pour avoir tenté d’assassiner le président.
Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, au plus fort des affrontements entre loyalistes et putschistes à Ankara et Istanbul, M. Erdogan, alors en congé dans la station balnéaire de Marmaris, sur la côte égéenne, doit en effet quitter précipitamment les lieux quelques heures avant l’arrivée d’un commando venu l’assassiner ou l’enlever.
Pour les autorités turques, c’est le prédicateur Fethullah Gülen, qui dirige sa confrérie secrète depuis les Etats-Unis où il vit en exil depuis 1999, qui a commandité l’opération. Et son dessein était d’éliminer le président, d’où l’opération de Marmaris. L’imam Gülen, qui nie toute implication, figure désormais en première position sur la liste des 47 accusés du procès de Mugla, avec la mention « en fuite ». Egalement sur la liste, Ali Yazici, l’aide de camp personnel du président Erdogan au moment des faits, est, lui, présent.
Le parquet a requis six fois la perpétuité
En tout, 37 hommes doivent répondre de multiples charges, dont « tentative d’assassinat du président », « appartenance à un groupe terroriste » et « entrave à l’ordre constitutionnel ». La plupart sont des militaires aguerris, membres de commandos d’élite de l’armée. Pour chacun, le parquet a requis six fois la perpétuité. Une vingtaine d’avocats les défendent, et autant sont présents au nom des parties civiles, auxquelles M. Erdogan s’est associé. Les audiences ont lieu sous étroite surveillance policière dans une salle de la chambre de commerce de Mugla, celles du tribunal étant trop exiguës.
Les familles se dirigent à pas pressés vers l’intérieur, soulagées que les manifestants qui réclamaient la pendaison pour les accusés à l’ouverture du procès, le 20 février, ne soient plus là. A 9 h 15, Ayse se présente au contrôle. Voici huit jours qu’elle ne rate pas une audience, en soutien à son frère qui comparaît. Elle ne veut pas révéler son nom de famille, « de peur que cela lui nuise ». Pour elle, son frère, un sous-officier des forces spéciales, « n’a jamais fait qu’obéir aux ordres de son supérieur », le général de brigade Gökhan Sahin Sönmezates.
C’est sous son commandement qu’en début de soirée, vendredi 15 juillet 2016, à l’Académie militaire d’Istanbul, une équipe de professionnels est recrutée pour effectuer ce qu’il présentera alors comme « une mission spéciale ». « Une routine pour ces hommes dont c’était le travail quotidien et qui ne pouvaient ni demander des précisions ni discuter les ordres », explique l’avocat Harun Gözübüyük, qui défend la cause de son frère aîné, le capitaine Muammer Gözübüyük, 34 ans, numéro huit sur la liste des conjurés.
Les militaires ont imaginé une « opération sérieuse »
Harun Gözübüyük tente de reconstituer ce qui s’est passé grâce aux bribes de récit recueillies auprès de son frère, lors de leurs entrevues, très surveillées, en prison. Celui-ci lui a raconté qu’une fois transportés par hélicoptère à Cigli, une base militaire des environs d’Izmir, sur les bords de la mer Egée, les hommes du commando ont dû attendre cinq heures leur départ en mission.
Voyant cinq hélicoptères Sikorsky alignés sur le tarmac et approvisionnés en kérosène, ils ont pensé qu’il s’agissait d’une « opération sérieuse, décidée dans le cadre de la chaîne de commandement ». « On leur avait pris leurs portables, ils n’étaient pas au fait de la tentative de putsch », assure l’avocat. Plus tard dans la nuit, « leur supérieur leur a dit qu’ils devaient aller chercher le président et le ramener sain et sauf sur la base d’Akincilar », le QG des putschistes, non loin d’Ankara. « Il leur a montré la déclaration publiée sur le site de l’état-major, selon laquelle l’armée avait pris le pouvoir, tout en leur rappelant qu’en cas d’insoumission, ils risquaient la cour martiale. »
Son frère n’a rien à voir avec la confrérie de Gülen, « il est un farouche kémaliste, attaché à la République ». La plupart des accusés disent la même chose. Leur supérieur, le général Gökhan Sahin Sönmezates, a reconnu sa participation à l’opération de Marmaris. Il a dit avoir agi sur ordre de l’état-major pour ramener le président sain et sauf au QG des conjurés. Mais le donneur d’ordre, le général factieux Semih Terzi, a été tué la nuit du soulèvement.
Mauvaise série noire
Pour le reste, l’accusation s’appuie sur les dépositions de deux « témoins secrets », dont les surnoms – « Chapeau » et « Corbeau » –, font penser à des acteurs d’une mauvaise série noire. Selon leurs témoignages, le général Gökhan Sahin Sönmezates était présent à la réunion préparatoire au putsch dans une villa à Ankara, à laquelle participait aussi Adil Öksüz, l’imam de la base d’Akincilar agissant pour le compte de Gülen. Brièvement interpellé au lendemain du putsch, l’imam Öksüz a été relâché et il n’a plus réapparu depuis.
Les récits de ces préparatifs bien huilés contrastent avec les dépositions des accusés, frappantes en ce qu’elles révèlent d’impréparation de la part des putschistes. Arrivé à Izmir à 22 heures, le commando ne partira pas en mission avant 3 heures du matin car personne ne sait où est M. Erdogan. Lorsque à 3 h 30, le commando amorce sa descente héliportée sur l’Hôtel Grand Yazici, le président n’est plus là, son avion a décollé de Dalaman à 1 h 43. Une fois sur place, le commando doit affronter la contre-offensive des forces de sécurité, placées aux abords de l’hôtel après le départ du chef de l’Etat. Deux policiers sont tués.
« Cinq mille douilles ont été ramassées, 4 900 tirées par des policiers, le reste par le commando », assure Me Gözübüyük. Le procès va-t-il contribuer à faire la lumière sur les heures obscures du putsch ? Mürsel Alban, représentant du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) à Mugla, est sceptique : « Jusqu’ici, on n’a toujours rien compris. Etait-ce un putsch ou une révolte ? »
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