Art / Exposition

Cy Twombly : faire “exister le matériau comme matière”

Cédric Enjalbert publié le 3 min
Le Centre Pompidou à Paris consacre une vaste exposition à l’artiste américain Cy Twombly, laissant la part belle à sa réflexion sur le signe.

Faire apparaître « la matière comme un fait », voici tout l’art du plasticien Cy Twombly (1928-2011) à qui le Centre Pompidou (à Paris) consacre une vaste rétrospective. Succédant aux représentants américains de l’expressionnisme abstrait, à la fois peintre, sculpteur et photographe, il s’écarte autant de la figuration que de l’abstraction pour interroger la notion de signes.

 
Sans titre (Grottaferrata), 1957. Crayon à la cire et mine de plomb sur papier quadrillé. Série de 7 dessins : 21,6 x 29,9 cm. Collection particulière © Cy Twombly Foundation, courtesy Galerie Karsten Greve, St. Moritz, Paris, Köln


Grand voyageur et bon lecteur – Goethe, Homère, Horace, Keats, Mallarmé, Ovide… sont cités dans ses œuvres –, Cy Twombly mêle l’érudition à un goût pour les expressions primitives. Ses toiles en témoignent : griffées, colorées, agitées de collages et de reliefs, elles laissent aussi la part belle à la graphie et à des blancs tournoyant, traités comme de la matière. Le plus souvent intitulées, elles sont émaillées de mots posés comme des énigmes, comme des invitations à la perplexité. Elles y parviennent si bien qu’elles mettent le spectateur en déroute. Comme l’écrit Roland Barthes, dans un essai sur Cy Twombly écrit à l’invitation du galeriste français Yvon Lambert, « elles tendent aux hommes, qui en sont assoiffés, l’appât d’une signification ». Une signification qu’elles déçoivent, abandonnant le public à la seule perplexité. Car que penser d’une toile quasiment vierge maculée de quelques taches rouges et d’un trait ou d’une série de feuilles volantes griffonnées négligemment avec des crayons de couleur ? Pour Roland Barthes, le génie de l’artiste est précisément de déjouer le sens rationnel au profit d’un événement qui ouvre une brèche dans la pensée, faisant du trait « une action visible ».

 
Sperlonga Collage,1959. Morceau de papier cristal semi-transparent déchiré irrégulièrement et plié), peinture industrielle sur papier. 85 x 62 cm. Cy Twombly Foundation © Cy Twombly Foundation, courtesy Archives Nicola Del Roscio


Fasciné lui-même par l’acte d’écriture, le sémioticien, auteur de L’Empire des signes, l’était aussi par l’Extrême-Orient. Il repère dans l’art de Twombly un geste commun avec la spiritualité bouddhiste et zen, soit le rejet de la pensée discursive, occidentale, au profit d’une tension vers l’absolu, qui ne va jamais sans un passage à l’acte. Twombly ne fournit aucune réponse. Mais il suscite une forme d’éveil par une « secousse mentale », ébranlant l’esprit de sérieux. Au Japon, cet ébranlement a un nom : le « satori ». Cy Twombly produit cet effet de surprise par une graphie déconcertante, déjouant aussi les codes de la représentation. Chez lui, l’acte de peindre ressort de la calligraphie. « Le trait, si souple, si léger ou incertain soit-il, renvoie toujours à une force, à une direction ; c’est un energon, un travail, qui donne à lire la trace de sa pulsion et de sa dépense ». Autrement dit, Cy Twombly « impose un matériau, non comme ce qui va servir à quelque chose, mais comme une matière absolue manifestée dans sa gloire. Le pouvoir démiurgique du peintre est qu’il fait exister le matériau comme matière ; même si du sens surgit de la toile, le crayon et la couleur restent des “choses”, des substances entêtées, dont rien (aucun sens postérieur) ne peut défaire l’obstination à “être là”. »

 

Cy Twombly par Roland Barthes (Seuil, 2016) / extrait

« Réfléchissons par comparaison. Qu’est-ce que l’essence d’un pantalon (s’il en a une) ? Certainement pas cet objet apprêté et rectiligne que l’on trouve sur les cintres des grands magasins ; plutôt cette boule d’étoffe chue par terre, négligemment, de la main d’un adolescent, quand il se déshabille, exténué, paresseux, indifférent. L’essence d’un objet a quelque rapport avec son déchet: non pas forcément ce qui reste après qu’on en a usé, mais ce qui est jeté hors de l’usage. Ainsi des écritures de Twombly »


Coronation of Sesostris, 2000. Part V : Acrylique, crayon à la cire, mine de plomb sur toile 206,1 x 156,5 cm. Pinault Collection © Cy Twombly Foundation, courtesy Pinault Collection

Expresso : les parcours interactifs

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